Pierre Combes (1854-1934)
 

30. Pierre le conscrit

En 1874, au village haut, Antoine Combes et sa femme Marianne Vaylet ont six enfants, ils en ont perdu quatre dans leur jeune âge. Antoine-fils est l'aîné, il a 23 ans; le deuxième c'est Pierre, il a 20 ans. Ensuite, il y a quatre filles. Les ressources de la terre sont maigres, aussi, dès qu'ils sont dans la force de l'âge, les deux garçons travaillent comme mineurs. Pierre, conscrit de cette année, s'est rendu à St Geniez pour le tirage au sort. Le numéro 39 ne lui a pas porté chance, il est déclaré "propre au service". Les hommes, retenues ou pas par le service, respectent la tradition : les conscrits font un chahut mémorable dans la petite ville, passant d'une taverne à l'autre et s'affrontant entre hommes de communes différentes. La maréchaussée interviendra comme d'habitude. Les mois qui viennent, on se prépare à l'idée de quitter pour un long temps la maison. Pour les familles, la perspective de perdre un travailleur des champs ou un salaire ramené de la mine demande un effort supplémentaire, une organisation nouvelle. « Encore heureux qu'il y ait pas de guerre !» disent certains anciens qui se souviennent des guerres de Napoléon III : l'Italie, l'Asie, le Mexique... « Il y a pas plus de quatre ans que ce "furieux" a prit la porte ! ». Même si la république est moins belliqueuse, on s'achemine malgré tout vers un renforcement de l'armée. L'année suivante Pierre part avec trois autres de la commune de Ste Eulalie : Joseph Lacan, Lucien Solignac et Antoine Hermet. Ils sont affectés au 134e régiment d'infanterie cantonné à Mâcon. Après deux jours de voyage, le 27 octobre ils arrivent à la caserne. C'est la première fois qu'ils sont allés si loin de leur village, et sous leurs airs arrogants il y a un mélange de crainte et d'ivresse de la découverte. La vie de soldat est moins pénible que celle de mineur, et puis il y a du temps pour creuser les amitiés. Au cours de quatre années de service militaire Pierre se fait des amis, entre autres Jean Antoine Maurel, un autre Aveyronnais natif de Cantoin. Les permissions à Mâcon leur font découvrir la vie urbaine : il y a ici près de 17000 habitants, des industries, des administrations. Mais le lien avec le pays reste très fort; les militaires se regroupent souvent par canton, partagent de petites provisions reçues de chez eux et se racontent en patois coutumes et souvenirs. Pierre reçoit des nouvelles de Malescombes, et parmi elles, quelques lignes qui lui semblent sans grande importance : sa tante Marie-Anne, qui est décédée à St Geniez où elle habitait avec son mari, a laissé deux filles, Marie-Julie et Julie, qui maintenant ont été recueillies par Jean Combes et Emilie Thibaud sa femme. Nous l'avons vu : ce sont eux qui habitent au bout du village bas.

31. Le mariage d'Antoine-fils (7 juin 1881)

Quand Pierre Combes revient du service militaire en août 1879, Marie-Julie a 17 ans. Il la voit à peine. Pour retrouver du travail, Pierre se tourne rapidement vers un grand chantier moderne : le train. L'année suivante il est embauché aux chemins de fer du midi, à la gare de St Jean St Paul dans le sud Aveyron. La ligne permet de revenir souvent au village. En juin, son frère aîné Antoine-fils, se marie avec Julie Domergue; Pierre est bien entendu de la fête, et aussi Marie-Julie, et beaucoup d'autres mais qu'il ne voit pas, tant il est attiré maintenant par sa jeune cousine. En dansant, il croise cent fois son regard sans oser lui parler. Puis, plus tard, alors qu'elle est assise sur une marche dans la pénombre, il s'approche. Juste à côté les chants ont repris, c'est la "deuxième vague" de la fête. Pierre dit quelques mots bien banals, la jeune fille sourit, et c'est tout. Où presque : il y aussi un long silence partagé qui parle à leur place. Aux vendanges, Pierre est de retour. Il participe avec les autres et avec Marie-Julie, et ils se retrouvent bien sûr, à la fête joyeuse qui clôt les travaux. Et c'est peut-être sur le causse que, dans les dernières douceurs de l'été, Pierre et Marie-Julie conçoivent leur premier "petit".

32. Pierre et Marie-Julie

Un soir de novembre, à la veillée, alors que tout le monde est occupé à éplucher les châtaignes en chantant de vieux refrains, Pierre annonce son intention d'épouser Marie-Julie. Il y a un long moment où l'on entend juste craquer le bois dans la cheminée. Emilie sourit; elle seule sait que sa protégée est enceinte. Jean Combes demande : « et ton père ?». La future lève les yeux et murmure : « mon père est venu de Nimes pour la semaine. Pierre est allé hier à St Geniez pour lui parler. Il est d'accord.»
Le mariage aura lieu le 17 janvier 1881. Le couple ne possède rien. La bonne Emilie Thibaud offre en dot à sa protégée un petit bâtiment (cave, chambre, galetas par-dessus) entre sa maison et l'écurie de Pierre Domergue. Un escalier monte de devant sa porte pour atteindre la chambre de ce petit bâtiment de 36 m2 au sol. Elle reçoit aussi en dot les champs et la châtaigneraie dite "le Moulinet" , la châtaigneraie de Loubière et une autre encore.
A peine marié, le couple va s'installer près de la gare de St Paul, dans une maison construite pour les employés du chemin de fer  . Un petit ruisseau coule le long de la maison. Au bord, un jardinet est aménagé. Le ventre lourd, Marie-julie n'en continue pas moins à tirer quelques légumes de ce carré de terre. Elle se loue aussi chez des paysans. Le printemps est superbe. Le pays est plus sec et plus caillouteux que les rives du Lot, mais les longues barres rocheuses dans le soleil couchant sont superbes. En juin, Marie-Julie accouche de Casimir. Pierre monte à St Jean d'Alcas où se trouve la mairie et, fort de deux témoins : l'instituteur et le garde-champêtre, il déclare la naissance de son fils. Le couple n'attend que la fin du mois pour rentrer à Malescombes, le contrat de Pierre étant terminé. De toute façon, il lui faut partir à Montpellier pour une période d'instruction au 81e régiment de ligne. Il y passe l'été, de juillet à septembre. Dans sa tête s'échafaude un projet de départ : Malescombes ne peut les nourrir, le phylloxera a ajouté au surpeuplement un peu plus de misère, beaucoup d'Aveyronnais vont s'expatrier, en Argentine ou plus près...à Paris. Justement, depuis l'année dernière Maurel Jean-Antoine, son camarade de régiment, s'est installé à Paris; il travaille comme homme d'équipe aux abattoirs de la Villette. Lucien Solignac y est aussi; Joseph Lacan envisage de partir. La colonie aveyronnaise de Paris grossit de mois en mois.
Quand il rentre de Montpellier, Pierre est décidé : c'est à la capitale qu'il faut aller, c'est là que se trouve l'avenir. Avec sa femme, il prépare son départ. Le couple revendra le petit bâtiment de la dot à un cousin Combes du village, et Marie-Julie restera avec le petit Casimir en attendant que Pierre ait trouvé à la capitale de quoi les loger. Elle restera, hébergée comme toujours chez la bonne Emilie Thibaud et son Jean Combes de mari.

33. Le cantonnier monte à Paris (1882-1183)

En décembre 1881, Pierre arrive à Paris, il loue un modeste appartement 13, rue Blaise. Sa fenêtre donne sur un terrain vague : on a démoli il y a peu l'abattoir de Ménilmontant. A quelques minutes de là se trouve le cimetière du Père-Lachaise et de nouveaux quartiers en cours de construction. Pierre écrit à sa femme qu'elle peut venir le rejoindre avec le petit.

Gare d'Orléans...

«Marie ! Marie !»
Elle a un grand panier au bras droit, et sur le gauche le bébé tout emmailloté.
«Pierre !»
Il est derrière le guichet du contrôle, les cheveux en bataille et la chemise ouverte malgré la fraîcheur du matin. Marie-Julie pose son panier et tend un billet à l'employé assis dans la cabine. Pierre se précipite vers elle :
- «J'suis bien content de te voir là»
- « Moi aussi... Ah, mon Pierre, on a bien eu froid dans ce train !»
Pierre embrasse le bébé, veut le prendre...
- «Ah non, laisse-le : il dort encore.»
Ils vont ensemble dans une salle d'attente où ils trouvent juste une place pour Marie-Julie. Depuis quelques semaines qu'ils sont séparés, les nouvelles se sont accumulées. Elle lui raconte l'arrivée de l'hiver à Malescombes, il lui parle de Paris, des gens du pays qu'il a retrouvés, de la vie ici. Quand la salle des bagages ouvre ses portes, Pierre s'avance avec le billet pour récupérer les bagages de sa femme. Il longe les longues tables sur lesquelles sont posées des malles, des paniers, des colis de toutes tailles. Il reconnaît la petite malle de Marie-Julie. Il faut encore présenter le bulletin et répondre aux questions de l'employé de l'octroi. Quand ils sortent pour chercher l'omnibus, une petite pluie fine bien parisienne fait luire le pavé. «C'est pour baptiser ton arrivée !» dit Pierre en aidant Marie-Julie à grimper sur l'impériale. Heureusement, elle sort de son panier un parapluie...

34. Paris sur Aveyron

Quelques jours plus tard, Pierre retrouve Joseph Lacan qui habite quai de la Seine, au bord du bassin de La Villette. Son copain de régiment travaille comme chef d'équipe à la gare de marchandises toute proche. Pierre fréquente aussi un bougnat de Ménilmontant : M. Martin, qu'il se plaît à appeler "monsieur" tant l'homme à la trogne rougie donne de la classe à ses discours. Le père Martin se pique de poésie, particulièrement des vers subversifs qui exaltent les petits au détriment des gros. Le 27 février, il entraîne Pierre dans les beaux quartiers de Paris : avenue d'Eylau. L'occasion est splendide : Victor Hugo fête ses 80 ans, ou plus exactement les Parisiens de la rue fêtent au vieil homme son anniversaire. Au dire des journaux du lendemain, on a compté 600 000 personnes venues défiler devant les fenêtres du poète. Pierre est impressionné par cette foule, par les citations que Martin fait à la cantonade, l'œil à demi fermé et le geste lent.
Le bougnat invite le couple plusieurs fois dans son établissement pour manger l'aligot. Il est installé rue des Pyrénées. 
Ce quartier du XXe arrondissement est en construction  , il offre donc des emplois de toutes sortes aux Aveyronnais montés à Paris. C'est devant le comptoir du père Martin que, le 4 septembre, Pierre apprend le résultat des élections législatives. Les républicains sont largement vainqueurs, et les habitués du bougnat saluent la victoire à coup de rouge. Les bonapartistes et les royalistes décrochent 88 sièges et les républicains 457 ! Le groupe qui descend la rue des Amandiers s'accompagne de chants joyeux repris en écho tout le long de la rue. Le quartier n'est pas à proprement parler conservateur !
L'année suivante Pierre et Marie-Julie déménagent au 263 rue des Pyrénées, juste à côté du père Martin. Ils sont charbonniers, ils vendent et livrent le charbon qu'un autre Aveyronnais achète en gros. En octobre, Pierre apprend qu'il va être de nouveau papa. Henri naît le 13 juillet 1883. De deux ans son aîné, Casimir observe ce petit frère si curieux. Alors que sa femme ne peut rien faire d'autre que de s'occuper des enfants, un mois plus tard, Pierre doit partir pour une nouvelle période d'exercices pendant le mois de septembre au 49e de ligne à Belfort. L'armée ne lâche pas facilement ses recrues !

35. Travailler à son compte

Les années qui suivent sont des années difficiles; le travail est dur à Paris comme ailleurs, mais au moins, ici, il ne manque pas. Pierre peut bientôt s'installer à son compte : tout près, au coin de la rue Orfila et de la rue des Pyrénées il ouvre une boutique de marchand de vin en détail. En face, dans un chantier il entrepose des matériaux divers qu'il revend. Pour l'instant, c'est le travail de bougnat qui prend la plus grande place; et la vie de comptoir est une chaîne dont chaque maillon est un verre à 20 centimes. Trois tonneaux aux robinets qui couinent se serrent au fond de la boutique, deux tables encadrent l'entrée, une autre porte ouvre sur le local où est entreposé le charbon. Derrière le zinc, on accède directement à l'arrière-boutique : une cuisine. C'est là que Marie-Julie s'occupe des enfants et fait la cuisine commune à la famille et aux quelques ouvriers du quartier qui viennent manger le midi.
Dans la nuit du 31 mai 1885, M. Martin entraîne Pierre place de la Concorde où une immense foule est réunie. On porte le deuil du grand poète Hugo, du chantre des pauvres et des persécutés. Le silence surtout est saisissant. On conduit le catafalque à l'Arc de Triomphe transformé en chapelle ardente. Le lendemain, à 11h 30, un immense cortège part et n'atteint le Panthéon qu'à 19 heures.
Un jour de l'année suivante, alors que Pierre est au comptoir à ramasser les verres de deux ouvriers qui partent au travail. Le facteur entre et lui donne le courrier. Il y a une lettre de Malescombes.«Marie ! Une lettre du pays !». Sa femme sort de l'arrière-boutique en s'essuyant les mains. «Encore un malheur par là-haut !». Le frère de Pierre, Antoine-fils, vient de perdre sa femme Julie Domergue; elle le laisse avec quatre enfants.

36. La petite sœur et le charbon (1889)

«Si c'est une fille nous l'appellerons Marie-Louise, comme toi » dit Pierre en caressant le ventre de sa femme. Marie-Louise qui regarde le couple avec émotion, sourit. Elle est arrivée depuis deux semaines à Paris, tout émoustillée de ce voyage qui marque comme un rite de passage. Son frère Pierre avait promis qu'à seize ans il la ferait venir auprès de lui. Elle trouverait bien du travail dans la capitale ! Marie-Louise était prête à tout. D'ailleurs rien ne pouvait être plus dur que les travaux des champs, le soin des bêtes et la pauvreté toujours au bord du quotidien. Ici, elle dort dans une pièce qui est une sorte de placard, sans fenêtre, qu'elle a tout de suite appréciée. C'est un refuge, un nid, un peu comme ces lits encastrés qui forment chambres. Pour l'instant son temps se partage entre l'aide qu'elle apporte à sa belle sœur en cousant et reprisant pour Casimir et Henri qui ont huit et six ans et en donnant quelques heures à la boutique.
Son frère la conduit jusqu'à la tour Eiffel qui a été inaugurée le 2 avril. Les invités ont gravi les 300 marches à pied, les ascenseurs n'étant pas encore en service. Pierre et Marie-Louise, eux, entrent dans les grandes cages de fer qui s'élèvent le long de la tour. Personne ne peut retenir le "ah !" de peur et d'étonnement mêlé quand l'ascenseur s'arrache du sol. L'Exposition Universelle de Paris apporte comme une sorte de grand enthousiasme pour le progrès industriel. Il paraît même qu'on grave des rouleaux de cire qui reproduisent la voix des chanteurs. Mais ces merveilles ne font pas partie du quotidien de la jeune fille encore un peu sauvage.
Début octobre, aux législatives, les républicains et les radicaux écrasent encore les conservateurs. Martin régale quelques voisins d'une bonne bouteille de Marcillac.
Comme prévu, le bébé, troisième enfant du couple, qui naît le 2 novembre 1889, sera prénommé Marie-Louise. Un bébé fragile, "une petite plante à veiller" comme dit sa mère Marie-Julie. Surtout que l'année se termine mal : une épidémie d'influenza, comme on appelle alors la grippe, est tombée sur Paris. Les morts se comptent par dizaines, au point que le 4 janvier on enterrera 366 personnes dans la capitale. On craint que le choléra qui n'apparaît presque plus, n'ait passé le relais à la grippe, mais le pire est terminé.

Jean-Antoine Maurel, le camarade de régiment de Pierre, vient parfois au café. Ces jours-là les discussions sont vives : Jean-Antoine passe pour socialiste, bien qu'il s'en défende. Il a participé aux célébrations du 1er mai  ; c'est la première fois qu'on parle de "fête du travail", ce qui a fait bien rire autour du comptoir. Et puis, les utopies socialistes sont si loin de la vie des Aveyronnais de Paris : pensez donc, réclamer de limiter les journées de travail à 8 heures ! Bientôt, Jean-Antoine vient avec son jeune cousin Louis qui est arrivé récemment à Paris et qui travaille comme journalier. La colonie se soutient, se retrouve souvent et ne manque pas les dimanches d'été, derrière la boutique, de jouer aux boules et aux quilles. Louis Maurel s'y montre fanfaron mais champion. Il ne prête pas attention à la jeune sœur de Pierre qui, bien discrètement, garde les yeux sur lui en fredonnant le succès de l'époque, celui d'Yvette Guilbert : «Un fiacre allait trottinant, cahin caha...». Sa vedette préférée passe au Moulin Rouge; elle a vu l'affiche place du Père-Lachaise.

En février et mars 1892 : plusieurs attentats anarchistes à Paris signés Ravachol. L'homme est arrêté le 30 mars et guillotiné le 11 juillet. Il va au supplice en chantant "le père Duchesne" la célèbre chanson anticléricale.

Le 20 avril 1893 à 4 h du matin meurt la plante fragile, la petite Marie-Louise, âgée de 3 ans et demi.
A Malescombes, Antoine-fils, le frère de Pierre se remarie avec sa belle-sœur Anna Domergue  .

Cette même année, un bel immeuble bourgeois est terminé au 75 de l'avenue Gambetta, à deux pas de chez les Combes. Peu de temps après une famille vient s'y installer : les Gendrel. Lui est commis d'agent de change; elle, élève sa fille Marie-lucie. Mais au-delà des cent mètres qui les séparent de la boutique de Pierre, il y a la distance de deux mondes qui ne semblent pas pouvoir se rencontrer.

Revenons au jeune Louis Maurel, qui rentre du service militaire où il a passé quatre ans. Il s'apprête à galoper de petit boulot en petit boulot, et du même coup déménager plusieurs fois par an. Il vient tout d'abord habiter tout près des Combes, deux ou trois mois en 1894. Marie-Louise a maintenant 21 ans; elle ose à présent lever les yeux sur l'intrépide Aveyronnais qui l'emmène, juste avant Noël, à la fête foraine du boulevard Ménilmontant. Pomme d'amour et manèges font frémir la jeune fille. Mais il lui faudra attendre encore presque deux ans que Louis fasse ses preuves.

5 janvier 1895 : dégradation du capitaine Dreyfus, début de l'affaire.

A Malescombes on a besoin de bras, Antoine-père est très fatigué. Marie-Louise avec regret retourne au pays aider ses parents. Des lettres s'échangent, des projets s'échafaudent, jusqu'à l'été 1896 où Louis Maurel fait le voyage pour épouser Marie-Louise. Il n'est pas du canton, mais il est Aveyronnais; du coup, l'incursion de cet étranger dans la famille ne fait pas trop grincer. D'ailleurs, avec tant de fils du pays montés à Paris, il se pourrait bien que les idées bougent. Le 24 juillet, Louis et sa fiancée passent devant monsieur le Maire Vergély à Ste Eulalie. Puis, le même été, ils remontent ensemble à Paris.

Marie-Louise retrouve une capitale bien triste : le mois de septembre est terriblement pluvieux, si pluvieux qu'il paraît qu'on n'a pas vu ça depuis 1769. Le 10, un jeudi, alors qu'elle revient du marché, une grande tempête tombe sur Paris. Des arbres sont arrachés, des toits s'envolent, des centaines de cheminées s'éboulent dans les rues.
C'est dans le XVIIIe arrondissement qu'ils sont installés, au 20 rue de Chartres. La vie avec les habitants du quartier est chaleureuse. Louis travaille comme cocher, et quand il rentre le soir, le marchand de vin au N°18 est le premier à l'accueillir. Il faut dire que le patron c'est Joseph Coupiac, un Aveyronnais de 35 ans... On reste au pays. Une autre portion du pays se trouve un peu plus loin, à Ménilmontant, et le couple Maurel ne manque pas de se rendre régulièrement chez Pierre. Ils y sont en février pour parler du père de Pierre et de Marie-Louise, Antoine-père, qui vient de mourir à Malescombes . Xavier Delous qui a épousé leur sœur Marianne écrit pour raconter la cérémonie. Lui-même se sent bien malade. Il a 43 ans, comme Pierre, mais la vie de mineur au Pouget est épuisante. Il ne passera pas le siècle. Anna Domergue, la nouvelle femme d'Antoine-fils, est enceinte. Si c'est un garçon, on l'appellera Noël.
De son côté, Marie-louise n'a pas fait attendre son mari; neuf mois et demi après le mariage, elle donne naissance à une petite Marie . Le couple a déménagé pour l'occasion, mais pas très loin du bougnat Coupiac où Louis, accoudé au comptoir, à coup de "petits rouges", brosse déjà l'existence de sa fille. D'ailleurs, cette sorte de lieu convenant à ses habitudes, il envisagerait bien de prendre la succession de Pierre à Ménilmontant.

11 janvier 1898 : l'article "J'accuse" d'Emile Zola paraît dans le journal "l'Aurore". Rebondissement de l'affaire Dreyfus.

37. Casimir, Henri et l'année 1900

Le printemps 1898 s'annonce beau : en avril, Marie-Louise et Louis Maurel vont s'installer dans le commerce Combes et "descendre au charbon". Casimir vient souvent voir sa tante; il a 17 ans et son frère Henri 15. Pierre est fier de ses deux garçons, il ne veut pas en faire des charbonniers, il envisage pour eux des cols blancs : «des comptables, voilà ce qu'ils seront !».

14 avril 1900 : ouverture de l'Exposition universelle qui recevra 50 millions de visiteurs. Inauguration du pont Alexandre III, du grand et du petit palais, les extraordinaires constructions de tous les pays représentés à l'Exposition. Paris centre du monde qui accueille le monde !
On y voit un immense palais de verre illuminé par 12 000 lampes. C'est le triomphe de la fée Electricité ! Magie de la mer reconstituée : le maréorama, des voyages : le transsibérien, de l'image vivante : le cinématographe... Quinze jours après l'ouverture une passerelle cède : 9 morts. La semaine suivante la rupture d'un échafaudage provoque 4 morts.

Les IIe jeux olympiques ont lieu à Paris dans le cadre de l'Exposition Universelle. Casimir est émerveillé par l'exploit de l'américain Irving Baxter qui a franchi 1m 90 au saut en hauteur.
Le 19 juillet on inaugure aussi la première ligne de métro. On peut aller de Vincennes à la porte de Maillot. «Pourquoi faire ?» grommelle le père Martin qui préfère l'omnibus.
En se promenant au Champs de Mars, Casimir et Henri admirent les jolies femmes si élégantes, les calèches aux chevaux enrubannés, les voitures à vapeur. Le cœur de Paris semble un grand poumon de modernité qui fait refluer la misère en lisière de la capitale. Mais l'avenir vacille au coin de la rue Orfila et de la rue des Pyrénées : Marie-Louise est malade. Le 23 décembre, alors qu'on s'apprête aux fêtes de Noël, Marie-Louise est vraiment très mal. L'hopital Tenon est tout proche, on peut même l'y conduire à pied. Louis est là quand sa femme, à une heure du matin, s'éteint âgée de 27 ans.
A la maison, on soutient Louis Maurel qui reste plusieurs jours dans un mutisme absolu. On envisage plusieurs solutions pour sa fille : «dame ! Un homme peut pas élever un enfant !». Faudra-t-il la renvoyer au pays ? Mais qui va l'élever là-bas ? Dans la rue Orfila s'est installée une Aveyronnaise, Délie Ruc, une "payse" de Louis; elle est de Lacroix-Barrez à 30 km de son village  . Elle a tout juste 21 ans et rend quelques services au ménage Combes. Elle accepte, dans l'immédiat, de s'occuper de la petite Marie. Sa présence réconforte Louis : la jeune fille est sérieuse et économe. Quand elle sert au café ou vend le charbon, on la voit aimable avec la clientèle mais méfiante comme il faut. Louis, neuf mois après le décès de sa femme, l'épouse.

Le 9 janvier 1902, à quatre heures de l'après-midi, des hommes à casquettes du genre que l'on appellera "apaches", attaquent un fiacre entre Ménilmontant et Charonne. Ils poignardent un passager. Ainsi débute l'affaire "Casque d'or", surnom d'Amélie Hélie, la femme que se disputent deux hommes : Leca et Manda. L'affaire fera grand bruit.
Elections législatives 27 avril et 11 mai 1902. Le bloc des gauches remporte la victoire, en particulier le parti radical qui a fait le plein des voix sur le pourtour du Massif Central.

Le gouvernement prévoit de réduire progressivement la journée de travail à 10 heures au lieu de 12.

38. Des relations intéressantes

Le 16 novembre 1902, Casimir part à Cherbourg pour le service militaire, incorporé au 1er régiment d'infanterie coloniale.
Un an plus tard il passe au 21e régiment qui lui, est cantonné à Paris  . Les permissions sont l'occasion de rentrer chez ses parents. Son père le présente à la famille Gendrel de l'avenue Gambetta, il vante les talents de son fils, jeune caissier, voué à la pratique comptable, ce qui pour Pierre est un sommet. Le commerce de vin est aux mains de Louis Maurel et de sa nouvelle femme. Débarrassé de la limonade et du charbon, Pierre a démoli les hangars de son chantier et construit deux bâtiments habitables; il négocie le bois de sciage pour tous ces chantiers qui fleurissent dans les banlieues proches. Le dimanche, Casimir assiste aux longues conversations de son père avec Victor Gendrel, l'œil poli mais légerement posé sur la petite Marie-Lucie qui fête ses 17 ans cette année.

Dans la nuit du 10 au 11 août 1903, un incendie dans le métro provoque la mort de 84 personnes. Il s'est produit à la station Couronnes, pas très loin du quartier des Combes.

39. Des distractions à la mode

Henri et plusieurs Aveyronnais du quartier sont allés ce 21 août 1904 assister à l'arrivée de la course à pied Toulouse-Paris. Il fait un temps superbe, la foule est rassemblée autour des buvettes quand on annonce que le premier concurrent n'est plus qu'à deux kilomètres de la ligne. Son nom a été tenu secret mais tout le monde sait qu'il s'agit d'un Parisien. Et si les spectateurs descendus des collines du vingtième arrondissement sont si nombreux, c'est que l'homme est un coiffeur de Belleville, à deux pas du café Combes devenu le café Maurel. «Il fait la barbe aussi bien qu'il fait la course !» clame un camarade d'Henri. Peu de temps après, dans un délire de cris et d'applaudissements, Léon Decharte arrive premier après 142 heures de marche et 737 km parcourus.
Le soir, au café, on fête la gloire du quartier; on brasse les rêves les plus fous :
- «Tu vois...» dit Voiland, lui-même coiffeur «toi aussi tu devrais oser !»
Louis Maurel repose son torchon et va tirer du vin en ricanant :
- «C'est pas oser de vendre du charbon et du vin ?»
- «Tu as déjà le local; va plus loin, attire la foule !»
- «J'ai les plus beaux pochards de Paris, ça devrait suffire...»
- «Louis, sérieusement, tu devrais faire un cinématographe !»
Dans le café, on n'entend plus que les verres qui retombent sur le zinc. Henri, le fils de Pierre s'en mêle :
- « C'est vrai, Louis, à l'angle de la rue Compans et du Pré-Saint-Gervais y a un café qui fait cinématographe, et ça marche...»
Henri raconte sa sortie de la semaine dernière : il est allé dans ce cinématographe installé dans l'ancien hippodrome de la place Clichy, le plus grand du monde avec ses 6000 places !
Voiland renchérit :
- «T'imagine la devanture : "vins, café, bière Karcher, liqueurs" et au dessus "cinématographe".»
Louis éteint brutalement l'enthousiasme :
- «J'ai d'autres projets; je vais pas rester dans le pinard et le charbon toute ma vie, même avec un écran blanc dans l'arrière-boutique. Et puis, si ça vous convient pas ici, allez là-bas ! »

En 1905, la durée du service militaire tombe à deux ans

Le 23 septembre 1905, après avoir terminé ces trois ans d'armée, Casimir quitte l'habit militaire et retourne chez ses parents.

Henri, lui, est sous les drapeaux depuis l'année dernière. Heureux jeune homme ! Frère d'un militaire déjà au service, il fera à peine un an.

1er mai 1906 : premier défilé organisé par les socialistes et les syndicats.
Il est encadré par 50 000 soldats et policiers. A la suite de violentes bagarres, on arrête 165 personnes.

40. Les omnibus

Le cousin Firmin  est arrivé de Malescombes. En quelques jours il a trouvé une place de cocher d'omnibus. Depuis juin 1906 où est apparu sur la ligne Montmartre-St Germain-des-prés le premier omnibus à essence, on sait que les chevaux vont se retrouver bientôt au chômage  . Firmin, qui défend sa nouvelle profession comme s'il s'agissait d'un sacerdoce, prétend que le cheval est moins coûteux et plus solide et qu'on y reviendra rapidement. Au café, la discussion devient chaude autour des avantages et inconvénients du crottin par rapport aux flaques d'huiles, du bruit des moteurs, des accidents... Pierre supporte de moins en moins l'atmosphère tapageuse du bistrot où il vient en voisin et aide un peu quelquefois. Il ne regrette pas d'avoir passé la main à Maurel. Aujourd'hui, son souhait, c'est de se donner à fond dans la construction, la petite construction : les pavillons, les magasins...

Juillet 1906 : réintégration dans les cadres de l'armée du capitaine Dreyfus.

41. Une nouvelle voie pour les Combes

Les relations entre les Combes et les Gendrel sont devenues fructueuses : l'agent de change devient utile au marchand de bois et vice-versa. Le résultat en est cette abondance de chantiers dans ce secteur banlieusard que l'on appelle maintenant Pavillons sous bois. Au point qu'il est plus judicieux, carrément d'y habiter pour travailler. La famille Combes déménage en novembre 1906.
Au coin de la rue des Pyrénées, Louis Maurel a allongé le nom de son commerce : "Charbon et vins et jeux de boules"; l'espace contigu devient son terrain de prédilection et le trajet entre le comptoir et les boules, le balancier de son existence.

8 mars 1907 : Paris reste dans le noir pendant 2 jours suite à la 1e grève des électriciens.
17 avril 1907 : grève des garçons de café jusqu'au 3 mai. Une seule de leurs revendications est satisfaite : le droit de porter la moustache.

Ce quatrième jour de janvier 1908, la famille Combes est descendue de Pavillons-sous-bois pour présenter ses voeux aux Gendrel. Pierre fait un tour par le café et s'attable avec Louis Maurel.
Il y a deux clients qui commentent les événements d'hier :

Le premier - Il fait encore un froid de loup, même ici...
Délie - Vous exagérez : le Godin est rouge !
Le deuxième - Méfie toi, patronne, qu'on fasse pas comme les révolutionnaires de la gare St Lazare !
Louis - Qu'est-ce que c'est ceux-là ?
Le deuxième - T'as pas lu le journal ? Hier, des voyageurs en pouvaient plus d'attendre leurs trains dans cette froidure...
Le premier - Et en plus, chaque jour, ils se gelaient tout le temps du voyage...
Délie - C'est sûr qu'il y a pas de chauffage dans les trains...
Le premier - Sans compter qu'avec le gel ils sont tous en retard...
Pierre - Pour descendre du Raincy, ce matin, on a mis deux heures !
Louis - Et qu'est ce qu'ils ont fait les voyageurs ?
Le deuxième - Ils ont cassé les vitres des bureaux de l'administration ! Les flics sont venus, juste au moment où ils foutaient le feu... Quelle panique !
Délie - Eh bien, ici, vous pouvez pas vous plaindre du retard : on vous sert à la seconde !
Le premier - Et c'est vrai qu'on se chauffe tout seuls !

Les deux clients se mettent à rire. Le premier paie la tournée et ils sortent.
Pierre, de la table où il est assis, se retourne vers le comptoir :

Pierre - Délie ! Ou donc est la petite ?
Délie - A l'école. Elle revient dans une petite heure...
Pierre - Alors, je repasserai l'embrasser.
Louis - Tu l'aimes bien, Marie...
Pierre - Dame, c'est ma nièce. D'ailleurs je voulais t'en toucher deux mots...
Louis - Va...
Pierre - J'aimerais bien, en souvenir de ma sœur, lui laisser un petit quelque chose. Oh, pas le pactole, non, mais un bien qui lui garde le lien avec le pays de sa mère. Je vais lui faire don d'une petite terre   qui sera sous ta tutelle jusqu'à sa majorité.
Louis - Ça ferait plaisir à la pauvre Marie-Louise...
Pierre - Tu comprends, déjà elle a plus ses grands parents, et puis, toi et Délie vous n'êtes pas de Malescombes, alors elle saurait rien de là-bas.

Du 4 avril au 21 avril 1908, devant l'augmentation des sabotages et des grèves, le syndicat patronal de la maçonnerie ferme les 3/4 des chantiers de la région parisienne. Il y a du manque à gagner pour Pierre, qui pour une fois renâcle contre les patrons.

42. Le mariage des deux frères (1909)

L'année 1909 noue les liens entre les Gendrel et les Combes : le 28 janvier, Casimir épouse Marie-Lucie. Le jeune couple s'installe au 75 de l'avenue Gambetta. Casimir est comptable comme le souhaitait son père. La même année, son frère Henri se marie avec une jeune fille de Livry-Gargan prénommée Louise.
A Malescombes, André, un fils d'Antoine-fils le grand frère de Pierre, s'est marié avec Lucie Alazard, une native de St Geniez. Ils se sont embarqués tous les deux pour l'Argentine.
Le 1er décembre, Casimir est père d'une petite Simone.

Moins de deux mois plus tard des pluies torrentielles s'abatte sur le pays; le 21 janvier la moitié nord de la France est inondée; la crue de la Seine monte à 8,50m, l'eau atteint l'Opéra, on n'a pas vu ça depuis 1658.

En février Henri entraîne Casimir boulevard de Grenelle où vient d'ouvrir le nouveau vélodrome d'hiver.

Juin 1911 : début d'une canicule de trois mois et demi. Coupures d'eau dans les villes, sécheresse, incendies gigantesques...
Printemps 1912 : faits et méfaits de la bande à Bonnot. Celui-ci sera assiégé et tué dans une maison de Choisy-le-roi.

Le 21 octobre 1912 dans le foyer Casimir et Marie-Lucie naît Maurice. Bientôt la famille s'installera dans l'appartement du 39 rue Orfila, au-dessus du café de Louis Maurel.

13 janvier 1913 : début des premiers six jours cyclistes de Paris au vélodrome d'hiver.
 
 
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