30. Pierre le conscrit
En 1874, au village haut, Antoine Combes et sa femme Marianne Vaylet ont six enfants, ils en ont perdu quatre dans leur jeune âge. Antoine-fils est l'aîné, il a 23 ans; le deuxième c'est Pierre, il a 20 ans. Ensuite, il y a quatre filles. Les ressources de la terre sont maigres, aussi, dès qu'ils sont dans la force de l'âge, les deux garçons travaillent comme mineurs. Pierre, conscrit de cette année, s'est rendu à St Geniez pour le tirage au sort. Le numéro 39 ne lui a pas porté chance, il est déclaré "propre au service". Les hommes, retenues ou pas par le service, respectent la tradition : les conscrits font un chahut mémorable dans la petite ville, passant d'une taverne à l'autre et s'affrontant entre hommes de communes différentes. La maréchaussée interviendra comme d'habitude. Les mois qui viennent, on se prépare à l'idée de quitter pour un long temps la maison. Pour les familles, la perspective de perdre un travailleur des champs ou un salaire ramené de la mine demande un effort supplémentaire, une organisation nouvelle. « Encore heureux qu'il y ait pas de guerre !» disent certains anciens qui se souviennent des guerres de Napoléon III : l'Italie, l'Asie, le Mexique... « Il y a pas plus de quatre ans que ce "furieux" a prit la porte ! ». Même si la république est moins belliqueuse, on s'achemine malgré tout vers un renforcement de l'armée. L'année suivante Pierre part avec trois autres de la commune de Ste Eulalie : Joseph Lacan, Lucien Solignac et Antoine Hermet. Ils sont affectés au 134e régiment d'infanterie cantonné à Mâcon. Après deux jours de voyage, le 27 octobre ils arrivent à la caserne. C'est la première fois qu'ils sont allés si loin de leur village, et sous leurs airs arrogants il y a un mélange de crainte et d'ivresse de la découverte. La vie de soldat est moins pénible que celle de mineur, et puis il y a du temps pour creuser les amitiés. Au cours de quatre années de service militaire Pierre se fait des amis, entre autres Jean Antoine Maurel, un autre Aveyronnais natif de Cantoin. Les permissions à Mâcon leur font découvrir la vie urbaine : il y a ici près de 17000 habitants, des industries, des administrations. Mais le lien avec le pays reste très fort; les militaires se regroupent souvent par canton, partagent de petites provisions reçues de chez eux et se racontent en patois coutumes et souvenirs. Pierre reçoit des nouvelles de Malescombes, et parmi elles, quelques lignes qui lui semblent sans grande importance : sa tante Marie-Anne, qui est décédée à St Geniez où elle habitait avec son mari, a laissé deux filles, Marie-Julie et Julie, qui maintenant ont été recueillies par Jean Combes et Emilie Thibaud sa femme. Nous l'avons vu : ce sont eux qui habitent au bout du village bas.
31. Le mariage d'Antoine-fils (7 juin 1881)
Quand Pierre Combes revient du service militaire en août 1879, Marie-Julie a 17 ans. Il la voit à peine. Pour retrouver du travail, Pierre se tourne rapidement vers un grand chantier moderne : le train. L'année suivante il est embauché aux chemins de fer du midi, à la gare de St Jean St Paul dans le sud Aveyron. La ligne permet de revenir souvent au village. En juin, son frère aîné Antoine-fils, se marie avec Julie Domergue; Pierre est bien entendu de la fête, et aussi Marie-Julie, et beaucoup d'autres mais qu'il ne voit pas, tant il est attiré maintenant par sa jeune cousine. En dansant, il croise cent fois son regard sans oser lui parler. Puis, plus tard, alors qu'elle est assise sur une marche dans la pénombre, il s'approche. Juste à côté les chants ont repris, c'est la "deuxième vague" de la fête. Pierre dit quelques mots bien banals, la jeune fille sourit, et c'est tout. Où presque : il y aussi un long silence partagé qui parle à leur place. Aux vendanges, Pierre est de retour. Il participe avec les autres et avec Marie-Julie, et ils se retrouvent bien sûr, à la fête joyeuse qui clôt les travaux. Et c'est peut-être sur le causse que, dans les dernières douceurs de l'été, Pierre et Marie-Julie conçoivent leur premier "petit".
32. Pierre et Marie-Julie
Un soir de novembre, à la veillée,
alors que tout le monde est occupé à éplucher les
châtaignes en chantant de vieux refrains, Pierre annonce son intention
d'épouser Marie-Julie. Il y a un long moment où l'on entend
juste craquer le bois dans la cheminée. Emilie sourit; elle seule
sait que sa protégée est enceinte. Jean Combes demande :
« et ton père ?». La future lève les yeux et
murmure : « mon père est venu de Nimes pour la semaine. Pierre
est allé hier à St Geniez pour lui parler. Il est d'accord.»
Le mariage aura lieu le 17 janvier 1881.
Le couple ne possède rien. La bonne Emilie Thibaud offre en dot
à sa protégée un petit bâtiment (cave, chambre,
galetas par-dessus) entre sa maison et l'écurie de Pierre Domergue.
Un escalier monte de devant sa porte pour atteindre la chambre de ce petit
bâtiment de 36 m2 au sol. Elle reçoit aussi en dot les champs
et la châtaigneraie dite "le Moulinet" , la châtaigneraie de
Loubière et une autre encore.
A peine marié, le couple va s'installer
près de la gare de St Paul, dans une maison construite pour les
employés du chemin de fer . Un petit ruisseau coule le long
de la maison. Au bord, un jardinet est aménagé. Le ventre
lourd, Marie-julie n'en continue pas moins à tirer quelques légumes
de ce carré de terre. Elle se loue aussi chez des paysans. Le printemps
est superbe. Le pays est plus sec et plus caillouteux que les rives du
Lot, mais les longues barres rocheuses dans le soleil couchant sont superbes.
En juin, Marie-Julie accouche de Casimir. Pierre monte à St Jean
d'Alcas où se trouve la mairie et, fort de deux témoins :
l'instituteur et le garde-champêtre, il déclare la naissance
de son fils. Le couple n'attend que la fin du mois pour rentrer à
Malescombes, le contrat de Pierre étant terminé. De toute
façon, il lui faut partir à Montpellier pour une période
d'instruction au 81e régiment de ligne. Il y passe l'été,
de juillet à septembre. Dans sa tête s'échafaude un
projet de départ : Malescombes ne peut les nourrir, le phylloxera
a ajouté au surpeuplement un peu plus de misère, beaucoup
d'Aveyronnais vont s'expatrier, en Argentine ou plus près...à
Paris. Justement, depuis l'année dernière Maurel Jean-Antoine,
son camarade de régiment, s'est installé à Paris;
il travaille comme homme d'équipe aux abattoirs de la Villette.
Lucien Solignac y est aussi; Joseph Lacan envisage de partir. La colonie
aveyronnaise de Paris grossit de mois en mois.
Quand il rentre de Montpellier, Pierre
est décidé : c'est à la capitale qu'il faut aller,
c'est là que se trouve l'avenir. Avec sa femme, il prépare
son départ. Le couple revendra le petit bâtiment de la dot
à un cousin Combes du village, et Marie-Julie restera avec le petit
Casimir en attendant que Pierre ait trouvé à la capitale
de quoi les loger. Elle restera, hébergée comme toujours
chez la bonne Emilie Thibaud et son Jean Combes de mari.
33. Le cantonnier monte à Paris (1882-1183)
En décembre 1881, Pierre arrive à Paris, il loue un modeste appartement 13, rue Blaise. Sa fenêtre donne sur un terrain vague : on a démoli il y a peu l'abattoir de Ménilmontant. A quelques minutes de là se trouve le cimetière du Père-Lachaise et de nouveaux quartiers en cours de construction. Pierre écrit à sa femme qu'elle peut venir le rejoindre avec le petit.
Gare d'Orléans...
«Marie ! Marie !»
Elle a un grand panier au bras droit,
et sur le gauche le bébé tout emmailloté.
«Pierre !»
Il est derrière le guichet du
contrôle, les cheveux en bataille et la chemise ouverte malgré
la fraîcheur du matin. Marie-Julie pose son panier et tend un billet
à l'employé assis dans la cabine. Pierre se précipite
vers elle :
- «J'suis bien content de te voir
là»
- « Moi aussi... Ah, mon Pierre,
on a bien eu froid dans ce train !»
Pierre embrasse le bébé,
veut le prendre...
- «Ah non, laisse-le : il dort
encore.»
Ils vont ensemble dans une salle d'attente
où ils trouvent juste une place pour Marie-Julie. Depuis quelques
semaines qu'ils sont séparés, les nouvelles se sont accumulées.
Elle lui raconte l'arrivée de l'hiver à Malescombes, il lui
parle de Paris, des gens du pays qu'il a retrouvés, de la vie ici.
Quand la salle des bagages ouvre ses portes, Pierre s'avance avec le billet
pour récupérer les bagages de sa femme. Il longe les longues
tables sur lesquelles sont posées des malles, des paniers, des colis
de toutes tailles. Il reconnaît la petite malle de Marie-Julie. Il
faut encore présenter le bulletin et répondre aux questions
de l'employé de l'octroi. Quand ils sortent pour chercher l'omnibus,
une petite pluie fine bien parisienne fait luire le pavé. «C'est
pour baptiser ton arrivée !» dit Pierre en aidant Marie-Julie
à grimper sur l'impériale. Heureusement, elle sort de son
panier un parapluie...
34. Paris sur Aveyron
Quelques jours plus tard, Pierre retrouve
Joseph Lacan qui habite quai de la Seine, au bord du bassin de La Villette.
Son copain de régiment travaille comme chef d'équipe à
la gare de marchandises toute proche. Pierre fréquente aussi un
bougnat de Ménilmontant : M. Martin, qu'il se plaît à
appeler "monsieur" tant l'homme à la trogne rougie donne de la classe
à ses discours. Le père Martin se pique de poésie,
particulièrement des vers subversifs qui exaltent les petits au
détriment des gros. Le 27 février, il entraîne Pierre
dans les beaux quartiers de Paris : avenue d'Eylau. L'occasion est splendide
: Victor Hugo fête ses 80 ans, ou plus exactement les Parisiens de
la rue fêtent au vieil homme son anniversaire. Au dire des journaux
du lendemain, on a compté 600 000 personnes venues défiler
devant les fenêtres du poète. Pierre est impressionné
par cette foule, par les citations que Martin fait à la cantonade,
l'œil à demi fermé et le geste lent.
Le bougnat invite le couple plusieurs
fois dans son établissement pour manger l'aligot. Il est installé
rue des Pyrénées.
Ce quartier du XXe arrondissement est
en construction , il offre donc des emplois de toutes sortes aux
Aveyronnais montés à Paris. C'est devant le comptoir du père
Martin que, le 4 septembre, Pierre apprend le résultat des élections
législatives. Les républicains sont largement vainqueurs,
et les habitués du bougnat saluent la victoire à coup de
rouge. Les bonapartistes et les royalistes décrochent 88 sièges
et les républicains 457 ! Le groupe qui descend la rue des Amandiers
s'accompagne de chants joyeux repris en écho tout le long de la
rue. Le quartier n'est pas à proprement parler conservateur !
L'année suivante Pierre et Marie-Julie
déménagent au 263 rue des Pyrénées, juste à
côté du père Martin. Ils sont charbonniers, ils vendent
et livrent le charbon qu'un autre Aveyronnais achète en gros. En
octobre, Pierre apprend qu'il va être de nouveau papa. Henri naît
le 13 juillet 1883. De deux ans son aîné, Casimir observe
ce petit frère si curieux. Alors que sa femme ne peut rien faire
d'autre que de s'occuper des enfants, un mois plus tard, Pierre doit partir
pour une nouvelle période d'exercices pendant le mois de septembre
au 49e de ligne à Belfort. L'armée ne lâche pas facilement
ses recrues !
35. Travailler à son compte
Les années qui suivent sont des
années difficiles; le travail est dur à Paris comme ailleurs,
mais au moins, ici, il ne manque pas. Pierre peut bientôt s'installer
à son compte : tout près, au coin de la rue Orfila et de
la rue des Pyrénées il ouvre une boutique de marchand de
vin en détail. En face, dans un chantier il entrepose des matériaux
divers qu'il revend. Pour l'instant, c'est le travail de bougnat qui prend
la plus grande place; et la vie de comptoir est une chaîne dont chaque
maillon est un verre à 20 centimes. Trois tonneaux aux robinets
qui couinent se serrent au fond de la boutique, deux tables encadrent l'entrée,
une autre porte ouvre sur le local où est entreposé le charbon.
Derrière le zinc, on accède directement à l'arrière-boutique
: une cuisine. C'est là que Marie-Julie s'occupe des enfants et
fait la cuisine commune à la famille et aux quelques ouvriers du
quartier qui viennent manger le midi.
Dans la nuit du 31 mai 1885, M. Martin
entraîne Pierre place de la Concorde où une immense foule
est réunie. On porte le deuil du grand poète Hugo, du chantre
des pauvres et des persécutés. Le silence surtout est saisissant.
On conduit le catafalque à l'Arc de Triomphe transformé en
chapelle ardente. Le lendemain, à 11h 30, un immense cortège
part et n'atteint le Panthéon qu'à 19 heures.
Un jour de l'année suivante, alors
que Pierre est au comptoir à ramasser les verres de deux ouvriers
qui partent au travail. Le facteur entre et lui donne le courrier. Il y
a une lettre de Malescombes.«Marie ! Une lettre du pays !».
Sa femme sort de l'arrière-boutique en s'essuyant les mains. «Encore
un malheur par là-haut !». Le frère de Pierre, Antoine-fils,
vient de perdre sa femme Julie Domergue; elle le laisse avec quatre enfants.
36. La petite sœur et le charbon (1889)
«Si c'est une fille nous l'appellerons
Marie-Louise, comme toi » dit Pierre en caressant le ventre de sa
femme. Marie-Louise qui regarde le couple avec émotion, sourit.
Elle est arrivée depuis deux semaines à Paris, tout émoustillée
de ce voyage qui marque comme un rite de passage. Son frère Pierre
avait promis qu'à seize ans il la ferait venir auprès de
lui. Elle trouverait bien du travail dans la capitale ! Marie-Louise était
prête à tout. D'ailleurs rien ne pouvait être plus dur
que les travaux des champs, le soin des bêtes et la pauvreté
toujours au bord du quotidien. Ici, elle dort dans une pièce qui
est une sorte de placard, sans fenêtre, qu'elle a tout de suite appréciée.
C'est un refuge, un nid, un peu comme ces lits encastrés qui forment
chambres. Pour l'instant son temps se partage entre l'aide qu'elle apporte
à sa belle sœur en cousant et reprisant pour Casimir et Henri qui
ont huit et six ans et en donnant quelques heures à la boutique.
Son frère la conduit jusqu'à
la tour Eiffel qui a été inaugurée le 2 avril. Les
invités ont gravi les 300 marches à pied, les ascenseurs
n'étant pas encore en service. Pierre et Marie-Louise, eux, entrent
dans les grandes cages de fer qui s'élèvent le long de la
tour. Personne ne peut retenir le "ah !" de peur et d'étonnement
mêlé quand l'ascenseur s'arrache du sol. L'Exposition Universelle
de Paris apporte comme une sorte de grand enthousiasme pour le progrès
industriel. Il paraît même qu'on grave des rouleaux de cire
qui reproduisent la voix des chanteurs. Mais ces merveilles ne font pas
partie du quotidien de la jeune fille encore un peu sauvage.
Début octobre, aux législatives,
les républicains et les radicaux écrasent encore les conservateurs.
Martin régale quelques voisins d'une bonne bouteille de Marcillac.
Comme prévu, le bébé,
troisième enfant du couple, qui naît le 2 novembre 1889, sera
prénommé Marie-Louise. Un bébé fragile, "une
petite plante à veiller" comme dit sa mère Marie-Julie. Surtout
que l'année se termine mal : une épidémie d'influenza,
comme on appelle alors la grippe, est tombée sur Paris. Les morts
se comptent par dizaines, au point que le 4 janvier on enterrera 366 personnes
dans la capitale. On craint que le choléra qui n'apparaît
presque plus, n'ait passé le relais à la grippe, mais le
pire est terminé.
Jean-Antoine Maurel, le camarade de régiment de Pierre, vient parfois au café. Ces jours-là les discussions sont vives : Jean-Antoine passe pour socialiste, bien qu'il s'en défende. Il a participé aux célébrations du 1er mai ; c'est la première fois qu'on parle de "fête du travail", ce qui a fait bien rire autour du comptoir. Et puis, les utopies socialistes sont si loin de la vie des Aveyronnais de Paris : pensez donc, réclamer de limiter les journées de travail à 8 heures ! Bientôt, Jean-Antoine vient avec son jeune cousin Louis qui est arrivé récemment à Paris et qui travaille comme journalier. La colonie se soutient, se retrouve souvent et ne manque pas les dimanches d'été, derrière la boutique, de jouer aux boules et aux quilles. Louis Maurel s'y montre fanfaron mais champion. Il ne prête pas attention à la jeune sœur de Pierre qui, bien discrètement, garde les yeux sur lui en fredonnant le succès de l'époque, celui d'Yvette Guilbert : «Un fiacre allait trottinant, cahin caha...». Sa vedette préférée passe au Moulin Rouge; elle a vu l'affiche place du Père-Lachaise.
En février et mars 1892 : plusieurs attentats anarchistes à Paris signés Ravachol. L'homme est arrêté le 30 mars et guillotiné le 11 juillet. Il va au supplice en chantant "le père Duchesne" la célèbre chanson anticléricale.
Le 20 avril 1893 à 4 h du matin
meurt la plante fragile, la petite Marie-Louise, âgée de 3
ans et demi.
A Malescombes, Antoine-fils, le frère
de Pierre se remarie avec sa belle-sœur Anna Domergue .
Cette même année, un bel immeuble bourgeois est terminé au 75 de l'avenue Gambetta, à deux pas de chez les Combes. Peu de temps après une famille vient s'y installer : les Gendrel. Lui est commis d'agent de change; elle, élève sa fille Marie-lucie. Mais au-delà des cent mètres qui les séparent de la boutique de Pierre, il y a la distance de deux mondes qui ne semblent pas pouvoir se rencontrer.
Revenons au jeune Louis Maurel, qui rentre du service militaire où il a passé quatre ans. Il s'apprête à galoper de petit boulot en petit boulot, et du même coup déménager plusieurs fois par an. Il vient tout d'abord habiter tout près des Combes, deux ou trois mois en 1894. Marie-Louise a maintenant 21 ans; elle ose à présent lever les yeux sur l'intrépide Aveyronnais qui l'emmène, juste avant Noël, à la fête foraine du boulevard Ménilmontant. Pomme d'amour et manèges font frémir la jeune fille. Mais il lui faudra attendre encore presque deux ans que Louis fasse ses preuves.
5 janvier 1895 : dégradation du capitaine Dreyfus, début de l'affaire.
A Malescombes on a besoin de bras, Antoine-père est très fatigué. Marie-Louise avec regret retourne au pays aider ses parents. Des lettres s'échangent, des projets s'échafaudent, jusqu'à l'été 1896 où Louis Maurel fait le voyage pour épouser Marie-Louise. Il n'est pas du canton, mais il est Aveyronnais; du coup, l'incursion de cet étranger dans la famille ne fait pas trop grincer. D'ailleurs, avec tant de fils du pays montés à Paris, il se pourrait bien que les idées bougent. Le 24 juillet, Louis et sa fiancée passent devant monsieur le Maire Vergély à Ste Eulalie. Puis, le même été, ils remontent ensemble à Paris.
Marie-Louise retrouve une capitale bien
triste : le mois de septembre est terriblement pluvieux, si pluvieux qu'il
paraît qu'on n'a pas vu ça depuis 1769. Le 10, un jeudi, alors
qu'elle revient du marché, une grande tempête tombe sur Paris.
Des arbres sont arrachés, des toits s'envolent, des centaines de
cheminées s'éboulent dans les rues.
C'est dans le XVIIIe arrondissement qu'ils
sont installés, au 20 rue de Chartres. La vie avec les habitants
du quartier est chaleureuse. Louis travaille comme cocher, et quand il
rentre le soir, le marchand de vin au N°18 est le premier à
l'accueillir. Il faut dire que le patron c'est Joseph Coupiac, un Aveyronnais
de 35 ans... On reste au pays. Une autre portion du pays se trouve un peu
plus loin, à Ménilmontant, et le couple Maurel ne manque
pas de se rendre régulièrement chez Pierre. Ils y sont en
février pour parler du père de Pierre et de Marie-Louise,
Antoine-père, qui vient de mourir à Malescombes . Xavier
Delous qui a épousé leur sœur Marianne écrit pour
raconter la cérémonie. Lui-même se sent bien malade.
Il a 43 ans, comme Pierre, mais la vie de mineur au Pouget est épuisante.
Il ne passera pas le siècle. Anna Domergue, la nouvelle femme d'Antoine-fils,
est enceinte. Si c'est un garçon, on l'appellera Noël.
De son côté, Marie-louise
n'a pas fait attendre son mari; neuf mois et demi après le mariage,
elle donne naissance à une petite Marie . Le couple a déménagé
pour l'occasion, mais pas très loin du bougnat Coupiac où
Louis, accoudé au comptoir, à coup de "petits rouges", brosse
déjà l'existence de sa fille. D'ailleurs, cette sorte de
lieu convenant à ses habitudes, il envisagerait bien de prendre
la succession de Pierre à Ménilmontant.
11 janvier 1898 : l'article "J'accuse" d'Emile Zola paraît dans le journal "l'Aurore". Rebondissement de l'affaire Dreyfus.
37. Casimir, Henri et l'année 1900
Le printemps 1898 s'annonce beau : en avril, Marie-Louise et Louis Maurel vont s'installer dans le commerce Combes et "descendre au charbon". Casimir vient souvent voir sa tante; il a 17 ans et son frère Henri 15. Pierre est fier de ses deux garçons, il ne veut pas en faire des charbonniers, il envisage pour eux des cols blancs : «des comptables, voilà ce qu'ils seront !».
14 avril 1900 : ouverture de l'Exposition
universelle qui recevra 50 millions de visiteurs. Inauguration du pont
Alexandre III, du grand et du petit palais, les extraordinaires constructions
de tous les pays représentés à l'Exposition. Paris
centre du monde qui accueille le monde !
On y voit un immense palais de verre
illuminé par 12 000 lampes. C'est le triomphe de la fée Electricité
! Magie de la mer reconstituée : le maréorama, des voyages
: le transsibérien, de l'image vivante : le cinématographe...
Quinze jours après l'ouverture une passerelle cède : 9 morts.
La semaine suivante la rupture d'un échafaudage provoque 4 morts.
Les IIe jeux olympiques ont lieu à
Paris dans le cadre de l'Exposition Universelle. Casimir est émerveillé
par l'exploit de l'américain Irving Baxter qui a franchi 1m 90 au
saut en hauteur.
Le 19 juillet on inaugure aussi la première
ligne de métro. On peut aller de Vincennes à la porte de
Maillot. «Pourquoi faire ?» grommelle le père Martin
qui préfère l'omnibus.
En se promenant au Champs de Mars, Casimir
et Henri admirent les jolies femmes si élégantes, les calèches
aux chevaux enrubannés, les voitures à vapeur. Le cœur de
Paris semble un grand poumon de modernité qui fait refluer la misère
en lisière de la capitale. Mais l'avenir vacille au coin de la rue
Orfila et de la rue des Pyrénées : Marie-Louise est malade.
Le 23 décembre, alors qu'on s'apprête aux fêtes de Noël,
Marie-Louise est vraiment très mal. L'hopital Tenon est tout proche,
on peut même l'y conduire à pied. Louis est là quand
sa femme, à une heure du matin, s'éteint âgée
de 27 ans.
A la maison, on soutient Louis Maurel
qui reste plusieurs jours dans un mutisme absolu. On envisage plusieurs
solutions pour sa fille : «dame ! Un homme peut pas élever
un enfant !». Faudra-t-il la renvoyer au pays ? Mais qui va l'élever
là-bas ? Dans la rue Orfila s'est installée une Aveyronnaise,
Délie Ruc, une "payse" de Louis; elle est de Lacroix-Barrez à
30 km de son village . Elle a tout juste 21 ans et rend quelques
services au ménage Combes. Elle accepte, dans l'immédiat,
de s'occuper de la petite Marie. Sa présence réconforte Louis
: la jeune fille est sérieuse et économe. Quand elle sert
au café ou vend le charbon, on la voit aimable avec la clientèle
mais méfiante comme il faut. Louis, neuf mois après le décès
de sa femme, l'épouse.
Le 9 janvier 1902, à quatre
heures de l'après-midi, des hommes à casquettes du genre
que l'on appellera "apaches", attaquent un fiacre entre Ménilmontant
et Charonne. Ils poignardent un passager. Ainsi débute l'affaire
"Casque d'or", surnom d'Amélie Hélie, la femme que se disputent
deux hommes : Leca et Manda. L'affaire fera grand bruit.
Elections législatives 27 avril
et 11 mai 1902. Le bloc des gauches remporte la victoire, en particulier
le parti radical qui a fait le plein des voix sur le pourtour du Massif
Central.
Le gouvernement prévoit de réduire progressivement la journée de travail à 10 heures au lieu de 12.
38. Des relations intéressantes
Le 16 novembre 1902, Casimir part à
Cherbourg pour le service militaire, incorporé au 1er régiment
d'infanterie coloniale.
Un an plus tard il passe au 21e régiment
qui lui, est cantonné à Paris . Les permissions sont
l'occasion de rentrer chez ses parents. Son père le présente
à la famille Gendrel de l'avenue Gambetta, il vante les talents
de son fils, jeune caissier, voué à la pratique comptable,
ce qui pour Pierre est un sommet. Le commerce de vin est aux mains de Louis
Maurel et de sa nouvelle femme. Débarrassé de la limonade
et du charbon, Pierre a démoli les hangars de son chantier et construit
deux bâtiments habitables; il négocie le bois de sciage pour
tous ces chantiers qui fleurissent dans les banlieues proches. Le dimanche,
Casimir assiste aux longues conversations de son père avec Victor
Gendrel, l'œil poli mais légerement posé sur la petite Marie-Lucie
qui fête ses 17 ans cette année.
Dans la nuit du 10 au 11 août 1903, un incendie dans le métro provoque la mort de 84 personnes. Il s'est produit à la station Couronnes, pas très loin du quartier des Combes.
39. Des distractions à la mode
Henri et plusieurs Aveyronnais du quartier
sont allés ce 21 août 1904 assister à l'arrivée
de la course à pied Toulouse-Paris. Il fait un temps superbe, la
foule est rassemblée autour des buvettes quand on annonce que le
premier concurrent n'est plus qu'à deux kilomètres de la
ligne. Son nom a été tenu secret mais tout le monde sait
qu'il s'agit d'un Parisien. Et si les spectateurs descendus des collines
du vingtième arrondissement sont si nombreux, c'est que l'homme
est un coiffeur de Belleville, à deux pas du café Combes
devenu le café Maurel. «Il fait la barbe aussi bien qu'il
fait la course !» clame un camarade d'Henri. Peu de temps après,
dans un délire de cris et d'applaudissements, Léon Decharte
arrive premier après 142 heures de marche et 737 km parcourus.
Le soir, au café, on fête
la gloire du quartier; on brasse les rêves les plus fous :
- «Tu vois...» dit Voiland,
lui-même coiffeur «toi aussi tu devrais oser !»
Louis Maurel repose son torchon et va
tirer du vin en ricanant :
- «C'est pas oser de vendre du
charbon et du vin ?»
- «Tu as déjà le
local; va plus loin, attire la foule !»
- «J'ai les plus beaux pochards
de Paris, ça devrait suffire...»
- «Louis, sérieusement,
tu devrais faire un cinématographe !»
Dans le café, on n'entend plus
que les verres qui retombent sur le zinc. Henri, le fils de Pierre s'en
mêle :
- « C'est vrai, Louis, à
l'angle de la rue Compans et du Pré-Saint-Gervais y a un café
qui fait cinématographe, et ça marche...»
Henri raconte sa sortie de la semaine
dernière : il est allé dans ce cinématographe installé
dans l'ancien hippodrome de la place Clichy, le plus grand du monde avec
ses 6000 places !
Voiland renchérit :
- «T'imagine la devanture : "vins,
café, bière Karcher, liqueurs" et au dessus "cinématographe".»
Louis éteint brutalement l'enthousiasme
:
- «J'ai d'autres projets; je vais
pas rester dans le pinard et le charbon toute ma vie, même avec un
écran blanc dans l'arrière-boutique. Et puis, si ça
vous convient pas ici, allez là-bas ! »
En 1905, la durée du service militaire tombe à deux ans
Le 23 septembre 1905, après avoir terminé ces trois ans d'armée, Casimir quitte l'habit militaire et retourne chez ses parents.
Henri, lui, est sous les drapeaux depuis l'année dernière. Heureux jeune homme ! Frère d'un militaire déjà au service, il fera à peine un an.
1er mai 1906 : premier défilé
organisé par les socialistes et les syndicats.
Il est encadré par 50 000 soldats
et policiers. A la suite de violentes bagarres, on arrête 165 personnes.
40. Les omnibus
Le cousin Firmin est arrivé de Malescombes. En quelques jours il a trouvé une place de cocher d'omnibus. Depuis juin 1906 où est apparu sur la ligne Montmartre-St Germain-des-prés le premier omnibus à essence, on sait que les chevaux vont se retrouver bientôt au chômage . Firmin, qui défend sa nouvelle profession comme s'il s'agissait d'un sacerdoce, prétend que le cheval est moins coûteux et plus solide et qu'on y reviendra rapidement. Au café, la discussion devient chaude autour des avantages et inconvénients du crottin par rapport aux flaques d'huiles, du bruit des moteurs, des accidents... Pierre supporte de moins en moins l'atmosphère tapageuse du bistrot où il vient en voisin et aide un peu quelquefois. Il ne regrette pas d'avoir passé la main à Maurel. Aujourd'hui, son souhait, c'est de se donner à fond dans la construction, la petite construction : les pavillons, les magasins...
Juillet 1906 : réintégration dans les cadres de l'armée du capitaine Dreyfus.
41. Une nouvelle voie pour les Combes
Les relations entre les Combes et les
Gendrel sont devenues fructueuses : l'agent de change devient utile au
marchand de bois et vice-versa. Le résultat en est cette abondance
de chantiers dans ce secteur banlieusard que l'on appelle maintenant Pavillons
sous bois. Au point qu'il est plus judicieux, carrément d'y habiter
pour travailler. La famille Combes déménage en novembre 1906.
Au coin de la rue des Pyrénées,
Louis Maurel a allongé le nom de son commerce : "Charbon et vins
et jeux de boules"; l'espace contigu devient son terrain de prédilection
et le trajet entre le comptoir et les boules, le balancier de son existence.
8 mars 1907 : Paris reste dans le noir
pendant 2 jours suite à la 1e grève des électriciens.
17 avril 1907 : grève des garçons
de café jusqu'au 3 mai. Une seule de leurs revendications est satisfaite
: le droit de porter la moustache.
Ce quatrième jour de janvier 1908,
la famille Combes est descendue de Pavillons-sous-bois pour présenter
ses voeux aux Gendrel. Pierre fait un tour par le café et s'attable
avec Louis Maurel.
Il y a deux clients qui commentent les
événements d'hier :
Le premier - Il fait encore un froid de
loup, même ici...
Délie - Vous exagérez :
le Godin est rouge !
Le deuxième - Méfie toi,
patronne, qu'on fasse pas comme les révolutionnaires de la gare
St Lazare !
Louis - Qu'est-ce que c'est ceux-là
?
Le deuxième - T'as pas lu le journal
? Hier, des voyageurs en pouvaient plus d'attendre leurs trains dans cette
froidure...
Le premier - Et en plus, chaque jour,
ils se gelaient tout le temps du voyage...
Délie - C'est sûr qu'il
y a pas de chauffage dans les trains...
Le premier - Sans compter qu'avec le
gel ils sont tous en retard...
Pierre - Pour descendre du Raincy, ce
matin, on a mis deux heures !
Louis - Et qu'est ce qu'ils ont fait
les voyageurs ?
Le deuxième - Ils ont cassé
les vitres des bureaux de l'administration ! Les flics sont venus, juste
au moment où ils foutaient le feu... Quelle panique !
Délie - Eh bien, ici, vous pouvez
pas vous plaindre du retard : on vous sert à la seconde !
Le premier - Et c'est vrai qu'on se chauffe
tout seuls !
Les deux clients se mettent à rire.
Le premier paie la tournée et ils sortent.
Pierre, de la table où il est
assis, se retourne vers le comptoir :
Pierre - Délie ! Ou donc est la
petite ?
Délie - A l'école. Elle
revient dans une petite heure...
Pierre - Alors, je repasserai l'embrasser.
Louis - Tu l'aimes bien, Marie...
Pierre - Dame, c'est ma nièce.
D'ailleurs je voulais t'en toucher deux mots...
Louis - Va...
Pierre - J'aimerais bien, en souvenir
de ma sœur, lui laisser un petit quelque chose. Oh, pas le pactole, non,
mais un bien qui lui garde le lien avec le pays de sa mère. Je vais
lui faire don d'une petite terre qui sera sous ta tutelle jusqu'à
sa majorité.
Louis - Ça ferait plaisir à
la pauvre Marie-Louise...
Pierre - Tu comprends, déjà
elle a plus ses grands parents, et puis, toi et Délie vous n'êtes
pas de Malescombes, alors elle saurait rien de là-bas.
Du 4 avril au 21 avril 1908, devant l'augmentation des sabotages et des grèves, le syndicat patronal de la maçonnerie ferme les 3/4 des chantiers de la région parisienne. Il y a du manque à gagner pour Pierre, qui pour une fois renâcle contre les patrons.
42. Le mariage des deux frères (1909)
L'année 1909 noue les liens entre
les Gendrel et les Combes : le 28 janvier, Casimir épouse Marie-Lucie.
Le jeune couple s'installe au 75 de l'avenue Gambetta. Casimir est comptable
comme le souhaitait son père. La même année, son frère
Henri se marie avec une jeune fille de Livry-Gargan prénommée
Louise.
A Malescombes, André, un fils
d'Antoine-fils le grand frère de Pierre, s'est marié avec
Lucie Alazard, une native de St Geniez. Ils se sont embarqués tous
les deux pour l'Argentine.
Le 1er décembre, Casimir est père
d'une petite Simone.
Moins de deux mois plus tard des pluies torrentielles s'abatte sur le pays; le 21 janvier la moitié nord de la France est inondée; la crue de la Seine monte à 8,50m, l'eau atteint l'Opéra, on n'a pas vu ça depuis 1658.
En février Henri entraîne Casimir boulevard de Grenelle où vient d'ouvrir le nouveau vélodrome d'hiver.
Juin 1911 : début d'une canicule
de trois mois et demi. Coupures d'eau dans les villes, sécheresse,
incendies gigantesques...
Printemps 1912 : faits et méfaits
de la bande à Bonnot. Celui-ci sera assiégé et tué
dans une maison de Choisy-le-roi.
Le 21 octobre 1912 dans le foyer Casimir et Marie-Lucie naît Maurice. Bientôt la famille s'installera dans l'appartement du 39 rue Orfila, au-dessus du café de Louis Maurel.
13 janvier 1913 : début des
premiers six jours cyclistes de Paris au vélodrome d'hiver.
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