43. La guerre de Casimir et d'Henri
Combes (1914-1916)
Redire la guerre ? A quoi bon ?
Les livres d'histoire ont déjà
décortiqué par le menu les grands traits de cette Grande
Guerre.
Plutôt : essayer de lutter (est-ce
possible ?) contre l'oubli qui a englouti ces millions d'hommes. Toutes
ces existences à peine débutées, cette immense naïveté
(facile à dire pour nous !) des premiers jours, cette docilité
aux folies des états majors (qu'aurions-nous fait ?) pendant les
premiers mois...
Qui a gardé le souvenir de ces hommes ? Une génération d'orphelins qui s'est recueillie devant quelques photos ? Un monument aux morts ? Non seulement ils ont été jetés comme de la chair à canon dans la boue et le sang, mais pour clore le tout il ne reste presque rien dans nos mémoires de ce qu'ils ont été.
Alors, je me tourne vers deux de ces hommes...le premier, est mort 33 ans avant ma naissance, je n'en ai aucune photo, aucune lettre, aucun document. Simplement une ironique information :
«Ton grand-père est mort
en 14 dans le lit d'une fermière», voilà le seul héritage
de mémoire que je reçus de mon père. Indication étrange,
destinée peut-être à perpétuer le souvenir d'un
homme qui, en pleine guerre, profitait des douceurs de la vie. Le pittoresque
de la race gauloise n'avait pas été éteinte par les
combats, le "coq" meurt au champs d'honneur mais dans sa glorieuse destinée
de séducteur. Pendant des années ces quelques mots me suffirent
pour identifier cet homme que ni moi, bien sûr, ni mon père
(orphelin à 2 ans) n'avions connu.
Je n'en savais pas plus sur lui, ni sur
ceux qui l'avait précédé : aïeux du XIXe siècle
et des siècles précédents, quand bien des années
plus tard, je décidai de partir à la recherche de ce grand-père
qui n'existait plus qu'au bord de ma mémoire. Au cours de cette
enquête je rencontrai encore un autre homme, si proche de lui, comme
on le verra. Mais le plus important, c'est qu'à travers eux je découvris
une époque... un monde... je découvris bien plus qu'une obscure
biographie : un océan d'humanité si forte, si vraie, si douloureuse...
et le lit d'une fermière... sans la fermière.
Vendredi 31 Juillet 1914
Jaurès écrit dans "l'humanité" :
« Le plus grand danger à
l'heure actuelle n'est pas, si je puis dire, dans les événements
eux-mêmes. Il n'est même pas dans les dispositions réelles
des chancelleries, si coupables qu'elles puissent être; il n'est
pas dans la volonté réelle des peuples; il est dans les impulsions
subites qui naissent de la peur, de l'incertitude aiguë, de l'anxiété
prolongée. A ces paniques folles les foules peuvent céder
et il n'est pas sûr que les gouvernements ne cèdent pas. Ils
passent leur temps (délicieux emploi) à s'effrayer les uns
les autres et à se rassurer les uns les autres. Et cela, qu'on ne
s'y trompe pas, peut durer des semaines.
C'est à l'intelligence du peuple,
c'est à sa pensée que nous devons aujourd'hui faire appel
si nous voulons qu'il puisse rester maître de soi, refouler les paniques,
dominer les énervements et surveiller la marche des hommes et des
choses, pour écarter de la race humaine l'horreur de la guerre...
»
Le soir, au cours d'un réunion au café du Croissant, Raoul Vilain assassine Jaurès.
L'Empereur Guillaume II, empereur d'Allemagne, décrète l'état de guerre dans son empire.
« la préparation militaire de l'Allemagne n'est-elle pas très supérieure à la nôtre ?» écrit dans son journal personnel Raymond Poincaré président de la République depuis un peu plus d'un an.
Les Allemands ont 1500 canons légers
et 2000 canons lourds, les Français, 300 canons lourds attelés,
les Allemands, 50 000 mitrailleuses,
les Français, 2500, les Allemands 1500, avions, les Français,
une centaine...
Samedi 1 Août
Mobilisation générale en France. A la fin de la journée les affiches sont déposées un peu partout dans le pays :
Ce même jour :
L'armée allemande entre au
Luxembourg.
La mobilisation générale
est décrétée en Belgique
Vue 1 (à imaginer
soi-même)
La gare de l'Est à Paris. Des centaines d'hommes en costumes d'été. Il y a des canotiers sur toutes les têtes. Il fait un temps magnifique.
|
Sans déclaration de guerre,
les allemands font une incursion en
France près de Longwy.
L'Allemagne adresse un ultimatum à
la Belgique pour qu'elle lui accorde le droit de passage vers la France.
Lundi 3 Août
Le gouvernement belge repousse l'ultimatum
de l'Allemagne.
L'ambassadeur d'Allemagne à
Paris remet la déclaration de guerre de son pays.
Mardi 4 Août
Les troupes allemandes entrent en Belgique.
Le général en chef Joffre
a décidé de mettre à disposition de la Belgique quelques
éléments d'infanterie et de cavalerie.
Je viens de recevoir un télégramme du roi Albert : Bruxelles, 6 août. - Je tiens à exprimer à Votre Excellence, en mon nom et au nom de mon peuple, ma plus profonde gratitude pour l'empressement avec lequel la France, garante de notre indépendance et de notre neutralité, est venue, répondant à notre appel, nous aider à repousser les armées qui, au mépris des traités ont envahi le sol de la Belgique. »
Casimir se rend à la convocation nationale, à Paris même, dans l'unité désignée sur son livret militaire :
«Voilà ma première journée sous les drapeaux du 23e régiment d'Infanterie Coloniale. Le chemin pour arriver à la caserne Lourcine, boulevard de Port Royal, je l'ai fait en métro. Il y a beaucoup de monde dans les rues, mais tout est étonnamment calme. Depuis deux jours les Allemands sont en Belgique, mais ce matin la prise de la ville de Liège leur a coûté de grosses pertes. Le monde se secoue contre l'agression allemande, tout peut aller vite pour les arrêter, aurons-nous même l'occasion de combattre ? Le temps est magnifique. Ici, à la caserne, je suis si proche des miens et déjà si loin...Henri doit rejoindre son régiment à Amiens le 11, il a quelques jours de plus pour se préparer.»
Dimanche 9 août
«Départ ce matin vers les Ardennes. Nous venons d'apprendre qu'hier nos armées sont entrées dans Mulhouse.»
Lundi 10 Août
«Les nouvelles d'hier nous ont réconfortés,
celles d'aujourd'hui sont moins drôles : les Allemands réoccupent
Mulhouse.
Nous sommes près de la Meuse.
Il y a quelque chose d'anachronique de voir ces milliers de soldats sous
un beau ciel d'été sans que rien autour de nous ne ressemble
à la guerre. Nous avons dans la compagnie des tourlourous désopilants.
Robert imite un certain Raimu et même Jane Bloch la chanteuse bien
en chair qui joue les colonels revêches. Le plus drôle c'est
André, un natif de Romainville qui imite Bach :
«La soupe et l'bœuf
et les fayots,
ça fait du bien par où
qu'ça passe,
La soupe et l'bœuf
et les fayots,
ça fait du bien dans les boyaux...»
Vue 2
Un groupe de 4 soldats. Ils se tiennent
par les épaules. Ils sourient. Trois ont la tête nue, leurs
vestes ne sont pas boutonnées. Derrière eux, un corps de
ferme. Il y a un autre soldat à la fenêtre, il fume la pipe
en regardant le groupe.
|
Jeudi 13 Août
«En apprenant qu'hier l'artillerie lourde allemande avait bombardé Pont-à-Mousson, nous avons été un peu secoués dans notre quiétude : la guerre n'est donc pas si loin. D'ailleurs cette attente commence à nous peser et notre petite vie militaire nous paraît dérisoire. La plupart d'entre nous a hâte de se trouver dans l'affrontement pour repousser l'ennemi et rentrer chez soi. Le régiment d'Henri (le 72e d'Infanterie) est proche de nous, à quelques kilomètres, je crois. Ce serait drôle de se croiser sur la route ! La semaine prochaine, Marie et les enfants iront au bord de la mer avec ses parents. Elle m'a promis une photographie de plage avec mon petit Maurice et ma petite Simone.»
Samedi 15 Août
«Les nouvelles sont contradictoires, nous passons notre temps au soleil à discuter. Sans les corvées et les tours de garde, nous pourrions nous croire en vacances. Le ciel est sans nuages.»
Lundi 17 août
Les derniers forts de Liège ont été enlevés par les Allemands, le siège du gouvernement belge est transporté à Anvers.
Mercredi 19 Août
Un ordre concernant la discipline est
venu du Commandant en Chef Joffre : «...la discipline laisse grandement
à désirer. Les hommes ont un laisser-aller et des allures
débraillées intolérables, certains quittent leur colonne
sans autorisation et sans qu'un ordre les y fasse revenir. Les voitures
marchent sans ordre et à des distances qui allongent les colonnes
d'une manière démesurée. On s'arrête dans les
villages au risque d'interrompre toute circulation.»
«C'est vrai qu'il y a un incurable
optimisme chez la plupart des soldats, une façon de prendre la vie
et cette période si étrange, avec beaucoup de légèreté.
Nous savons maintenant que les Anglais envoient de grosses troupes, combien
de temps les Allemands vont-ils tenir ?
Pour l'instant, la guerre est en Alsace
et en Belgique, et ni les Français, ni les belges ne se laissent
faire.»
Vendredi 21 Août
«Il paraît que la situation
est mauvaise pour nous en Lorraine, nos troupes se seraient repliées.
Mais qui croire ? Les nouvelles arrivent ici très parcimonieusement
et souvent dans la plus grande incohérence.
Hier l'armée belge a évacué
Bruxelles qui est maintenant occupée.
Dès le matin, notre quiétude
a été bouleversée par l'ordre de mouvement, mais personne
ici ne s'en plaint. De bonne heure, départ pour la frontière
belge, toute proche. La marche est pénible à cause de la
chaleur. Nous sommes malgré tout contents de mettre la main à
la pâte pour terminer cette affaire. Au passage, nous entendons le
canon tonner sur Montmédy.»
Dimanche 23 Août, 6 heures du matin
«Nous sommes toujours en Belgique entre Chigny et Tintigny, mais plus pour très longtemps. Hier, le 17e corps a été surpris près de Bertrix et a retraité en désordre sur Bouillon en perdant plusieurs groupes d'artillerie et des milliers d'hommes. Dans le corps colonial, une de nos divisions a été pratiquement anéantie à Rossignol (à quelques kilomètres à vol d'oiseau), alors qu'elle avançait en ordre de marche mais sans aucune précaution particulière, c'est du moins ce que j'ai entendu dire.»
"l'offensive soudaine et violente"
ordonnée par le Grand Quartier Général à la
3e et 4e armée s'est heurtée à la puissante artillerie
lourde allemande installée depuis 15 jours sur les lieux. Les attaques
répétées des régiments Français "à
la baïonnette" a été un désastre, les mitrailleuses
allemandes ont fauché des milliers de soldats en pantalon rouge,
bien voyants sur leur ligne de mire.
Le bruit du canon est incessant. Nous
avons vu passer pour la première fois des centaines de blessés
terriblement touchés. En ce qui nous concerne nous avons été
un peu préservés. Jusqu'à quand ?»
Lundi 24 Août, 20 heures
Les Français n'ont prévu aucune ligne de repli, aucune tranchée, aucune défense...
«Passage de la frontière
en sens inverse. La marche a été pénible, d'autant
que nous avons été violemment attaqués. Tout le corps
colonial a beaucoup souffert et nous avons cédé du terrain
sans arrêt. On vient de donner l'ordre de poursuivre le repli pendant
la nuit, et nous devons couvrir les ponts d'Inor et de Martincourt sur
la Meuse pour empêcher l'avance allemande.
Tous nos mouvements sont observés
par les avions Allemands, quand aux nôtres, ils ne se montrent pas.»
Mardi 25 Août, midi
A 0 h 45 le général Joffre ordonne aux armées du Nord la retraite générale.
«La plupart des ponts ont été détruits. Les Allemands ne se sont par encore montrés sur la Meuse, mais nous entendons le bruit des canons tout proches. Je n'ai pas dormi la nuit dernière. Nous avons marché pour atteindre la Meuse. Les routes sont très encombrées, le déplacement de dizaines de milliers d'hommes et de matériel sur ces petites routes est particulièrement lent et difficile. Nous prenons quelques minutes de repos sur le bord de la route. Soins des chevaux qui tirent les voitures, soupe rapidement avalée, arrimage du matériel...nous repartons.»
Mercredi 26 Août
«Nous avons traversé la Meuse, nous sommes maintenant sur la rive gauche, après avoir détruit les ponts d'Inor et de Martincourt. L'ennemi n'est pas très loin derrière nous.»
Jeudi 27 Août au soir
«A neuf heures trente ce matin,
nous étions en position dans la forêt de Jaunay, les Allemands
ont passé la Meuse. Il y a eu une grosse attaque par Inor, mais
les Allemands ont été rejetés de l'autre côté
de la Meuse. Il parait qu'ils ont eu de fortes pertes et que deux régiments
ont été détruits. De notre côté, la journée
a été terrible. La deuxième division est épuisée,
elle a reculé dans la forêt. Les pertes ont été
très importantes à cause du tir intensif d'artillerie lourde
des Allemands.
Ce soir, dans la nuit nous essayons de
nous regrouper, c'est un mélange inextricable de troupes dans une
grande confusion. Tous sont épuisés. Une terrible pluie a
rendu toute action particulièrement pénible. Nous nous enfonçons
dans la boue, nous glissons. Cette humidité atteint le moral.»
Vendredi 28 Août
«Nous sommes toujours dans la forêt de Jaunay. Les troupes sont très fatiguées et heureusement il y a eu peu d'attaques aujourd'hui dans notre secteur. Leurs grosses pertes de la veille n'ont pas incité les Allemands à recommencer aujourd'hui. Malgré tout, nous avons appris que le front cède en différents autres endroits et que l'ordre de repli va certainement arriver avant le soir. Ah, si nous pouvions dormir quelques heures ! Je me sens épuisé.»
Samedi 29 Août
«Nous sommes partis hier au soir
dans la nuit pour la région de Savigny-sur-Aisne par Semide et par
Vaux-en-Dieulet à 12 ou 15 kilomètres.
Ce soir notre arrière-garde sera
à Boult-aux-bois. Encore 15 ou 20 kilomètres vers le sud-ouest...
la retraite s'accélère. Depuis hier, je suis atteint d'une
dysenterie violente à cause d'une mauvaise eau, mais comment choisir
l'eau ?»
Plusieurs causes ont été
invoquées pour expliquer la fréquence de la diarrhée
dysentériforme chez les troupes en campagne. Il est évident
que les variations thermiques brusques, les refroidissements, l'humidité
dans les cantonnements, au bivouac et dans les tranchées, l'abus
des fruits et des crudités, des conserves et notamment de la viande
et du lard salés, une mauvaise eau de boisson, les émanations
putrides, le surmenage, la dépression physique et morale, etc.,
retentissent, directement ou indirectement, sur l'appareil gastro-intestinal,
en altèrent les fonctions et les tissus. Aussi constate-t-on que
la diarrhée dysentériforme exerce surtout ses ravages parmi
les troupes mal ravitaillées, qui vivent dans des tranchées
humides ou des places affamées, qui font des marches pénibles
ou battent en retraite.
|
Dimanche 30 Août
Instruction générale du général Joffre du 25 août :
«...le mouvement des armées sera couvert par des arrière-gardes laissées sur les coupures favorables du terrain, de façon à utiliser tous les obstacles pour arrêter par des contre-attaques, courtes et violentes, dont l'élément principal sera l'artillerie, la marche de l'ennemi, ou, tout au moins, la retarder.»
«Dans la journée nous avons
dû retourner un peu en arrière pour combattre un corps d'armée
ennemi qui venait de Beaumont. Ce soir, nous sommes en cantonnement à
la Croix-aux-bois, près de Vousier. Devrons-nous aussi passer l'Aisne
? L'éventualité que les Allemands atteignent l'Aisne effraie
plusieurs d'entre nous.
Avec tous ces déplacements, aucun
courrier ne peut nous atteindre depuis dix jours. Marie doit être
inquiète. Je me traîne lamentablement, vidé, le ventre
douloureux.»
Lundi 31 Août au soir
«Ce matin nous nous sommes levés
très tôt après un bivouac où peu d'entre nous
ont dormi. A cinq heures, nous étions déjà en place
"aux Petites Armoises" face au bois de Sy. L'attaque a commencé
à 7 heures. L'ennemi occupait la lisière du bois de Sy et
tirait avec l'artillerie lourde vers Brieulles. Alors que nous étions
bien partis pour l'offensive avec l'espoir de faire reculer l'avance allemande,
nous avons vu notre mouvement arrêté cet après-midi.
Nous avons abandonné le terrain occupé pendant la journée.
Le mot de passe pour demain est : "Courage". Nous n'en manquons pas, mais
sans nouvelle de la situation exacte de nos armées, l'espoir se
fonde sur bien peu de choses.
Il faut arracher chaque pas à
la fatigue. La résistance à l'épuisement est extraordinaire
chez chacun de nous.»
Mardi 1er Septembre
«Notre repli a continué. nous sommes à 15 kilomètres plus au sud, à Moncheutin. Le passage de l'Aisne a été pénible. Il nous semble que rien ne peut arrêter l'avance allemande. On nous a expliqué que ce mouvement était nécessaire pour échapper à l'enveloppement de notre armée. Il parait que dans la 4e armée il y a déjà eu plus de 16 000 blessés en huit jours. Nous ne connaissons pas le nombre de tués, ni la situation dans les autres armées. Avant six heures du matin, nous sommes donc repartis de la Croix-aux-bois. La brume épaisse a rendu la marche très pénible pendant la matinée. Il paraît que les avions n'ont pu repérer l'activité allemande dans la région. Ce soir on nous octroie quelques heures de repos, mais nous devrons repartir aussitôt pour rejoindre Séchault. C'est à 7 kilomètres au sud ouest de Moncheutin. Il faut que le front soit bien en difficulté pour que nous soyons obligés de refaire encore quelques kilomètres ce soir. La dysenterie ne me laisse aucun répit, je suis étonné d'arriver encore à avancer.»
Mercredi 2 Septembre
«Il fait chaud, très chaud.
La dysenterie m'épuise et il faut toujours marcher. La journée
a été relativement calme jusqu'à 14 heures, puis l'ennemi
a attaqué sur St Souplet, Ste Marie et Somme-Py. Vers 17 heures,
le combat s'est ralenti.
Une indiscrétion nous a appris
que dans le Corps Colonial l'effectif d'infanterie a été
réduit de moitié en une semaine. Beaucoup de camarades sont
tombés.»
Par crainte de l'arrivée des
troupes ennemies à Paris, dans la nuit, le gouvernement, les parlementaires
et le président de la République s'embarquent pour Bordeaux.
Journal du Président Poincaré
:
«Tout concourt à me donner
l'impression lugubre d'un exode officiel, affranchi de tout protocole,
mais soumis en revanche, à une discipline militaire. Le train siffle,
timidement. Nous partons, le cœur serré. Mes yeux restent obstinément
attachés sur les formes vagues de la ville endormie. Le train nous
emporte et, dans la nuit, sa marche est constamment ralentie par les passages
de troupes qui montent vers le Nord ou par des convois de blessés
qui descendent dans l'autre sens...»
|
Le général Galliéni affiche dans Paris «qu'il a reçu l'ordre de défendre Paris contre l'envahisseur, et qu'il remplirait jusqu'au bout ce mandat.»
«La journée a été
relativement calme mais nous défendons maintenant des positions
encore plus au sud : la route entre Ste Menehoulde et Châlon. Il
y a eu de simple escarmouche. Je suis complètement épuisé.
Nous n'avons pas mangé depuis hier.
L'exode des populations continue, les
émigrants se dirigent surtout vers St Dizier. Le nombre de ceux
qui ont emprunté les voies suivies par le corps colonial peut être
fixé sans aucune exagération, à plus de mille voitures.
Cet encombrement des routes rend nos mouvements très lents. J'avance
dans un brouillard douloureux, les yeux mi-clos, à chaque pas je
manque de tomber.»
Nuit du 3 au 4 Septembre
Avant la fin de la nuit, les troupes sont
reparties. Pour faciliter les marches et diminuer la fatigue des troupes,
les instructions sont les suivantes, : "Préparer très soigneusement
les itinéraires de colonnes, ne pas dépasser par colonne
l'effectif d'une division en infanterie. Prendre des distances entre les
principaux éléments de chaque colonne. Alléger l'infanterie
de ses sacs au moyen de voitures réquisitionnées sur tout
le parcours."
Le 23e régiment d'infanterie coloniale
se replie par Auve. Casimir est tellement épuisé, qu'il ne
peut plus marcher. Il est transporté sur une voiture tirée
par des chevaux ou sont déjà allongés quelques blessés
ainsi qu'un amoncellement de sacs.
A la sortie du village d'Auve, la route passe devant l'église qui est à gauche. La route monte légèrement, toute droite, puis atteint un petit bois.
Cinq kilomètres plus loin, après
une heure de marche :
Vue 3
La longue rue d'un village. Les volets des maisons sont clos. Entre deux maisons on distingue une charrette attelée et deux femmes qui terminent de charger des bagages. Elles ont un fichu sur la tête et une blouse. Un enfant est déjà assis sur la charrette. |
Cinq kilomètres et demi encore
plus loin, après une autre heure de marche :
Des champs
à perte de vue,
à peine de petites collines pour
modeler le paysage.
La route est droite, les arbres rares.
Traversée de Varimont, il est plus de six heures du matin. Au bout du village, l'église est à droite sur un léger promontoire, la route prend carrément à gauche. Tout de suite, il y a un pont très court sur la Yèvre. Passé le pont, la route continue à droite en longeant la rivière.
Deux kilomètres encore, vingt minutes
de marche plus loin :
Tentative de reconstitution
Les arbres laissent passer des jets de lumière sur la troupe.
Casimir (un rayon de soleil sur les yeux) - J'ai soif !
(la roue du chariot grince, un soldat qui marche à côté se tourne : )
Un soldat - Casimir ! (A un autre soldat qui marche plus avant : ) Il a pas l'air d'aller du tout !
L'autre soldat (A un sous-officier
placé à la hauteur de l'encolure des chevaux : ) - Sergent
!
Il va très mal, il faudrait lui
donner quelque chose de chaud...
Le sergent (montrant sur la droite, un peu plus loin, un bâtiment : ) - Il y a une grosse ferme, va appeler quelqu'un !
(Le soldat, d'un pas rapide va vers
le bâtiment, hésite au milieu de la cour entre deux portes,
avance vers celle de droite. Une femme d'une quarantaine d'années,
coiffée d'un chignon un peu défait, sort. Elle échange
quelques mots avec le soldat puis rentre dans la maison.
Le soldat revient en courant vers
le convoi qui est maintenant à la hauteur du bâtiment.)
Le soldat - La meunière arrive avec du jus.
(La voiture s'est arrêtée.
Plusieurs soldats en profitent pour s'asseoir sur le talus. Le reste du
régiment continue sa marche, la route s'incline vers la droite juste
après une grange. Le village est tout proche.
Au milieu des bruits de pas, du claquement
des sabots des chevaux on entend un son régulier : la bâtisse
est un moulin sur la Yèvre. La porte s'ouvre, la femme au chignon
vient rapidement avec une cafetière dans la main droite et un bol
dans la main gauche. Elle s'approche de la voiture et vois un corps allongé,
la tête sur un sac).
La meunière - Tiens mon gars, boit ça, c'est bien chaud...
(Casimir ne bouge pas. Le soldat qui est à côté de la femme le secoue doucement : )
Le soldat - Il s'est endormi...
(La femme, qui avait versé le café dans le bol penche la tête vers l'homme allongé : )
La meunière - Je ne crois pas, mon petit...
Le soldat - Il est mort ?
La meunière - Rien n'est plus sûr.
(Un temps. Elle donne le bol au soldat qui boit sans attendre. Un officier à cheval s'approche de la voiture)
L'officier - Qu'est-ce que vous faites ? Il est interdit de s'arrêter ! Vous bouchez la route !
Le sergent (qui était resté un peu en retrait : ) - Mon lieutenant, il y a un homme qui vient de mourir...
L'officier - On ne peut pas le transporter tout le jour, il faut le confier aux habitants...Il sera enterré ici. Où sommes-nous ?
La meunière - A Somme-Yèvre.
L'officier - Alors, soyez gentille de vous charger de ça. Vous autres, descendez cet homme du chariot.
(Un soldat monte sur la voiture, au autre au sol prend le haut du corps)
Le sergent ( A la meunière : )- Où peut-on le mettre ?
La meunière (Indiquant avec sa cafetière le bâtiment de gauche dans la cour : ) - Posez-le dans la grange, là bas. Mais, dites-moi comment il s'appelle...
Le sergent (Pendant que les hommes
qui ont descendu le corps le porte vers la grange : )- Je vous l'écrit
sur ce papier. (Un des soldats lui tend un livret qu'il prend dans la
poche du mort.
Le sergent attrape le livret, puis
sort un cahier de son sac, le pose sur le bord de la voiture, prend un
crayon dans sa poche et écrit. Puis, il tend le papier à
la meunière qui, sans rien dire va vers la grange. Elle croise les
deux soldats qui reviennent vers le convoi pendant qu'on entend des ordres
donnés par le sergent. Crissement des roues. Les chevaux se remettent
en route.)
Toute la journée des troupes passent devant le moulin. La meunière a rassemblé des affaires sur une charrette dans la cour, sur une autre charrette plus petite on a posé le corps du soldat. Deux paysans sont là. Il est deux heures trente de l'après-midi.
Une demi heure plus tard, dans la petite mairie à l'autre bout du village, juste après la place, monsieur Piat écrit :
«Le 4 septembre 1914, à sept heures du matin, Casimir Jean-Pierre Combes né à St Jean et St Paul (Aveyron) le dix neuf juin mil huit cent quatre vingt un, caissier, soldat au vingt troisième régiment d'infanterie coloniale, domicilié à Paris, rue Orfila numéro trente neuf, ou à Pavillons sous bois route nationale, numéro deux cent soixante quatre, fils de Pierre Combes et de Marie Veyres est décédé..».
Le maire (A la meunière qui est resté debout près de la fenêtre et qui regarde les troupes passer) - De quoi est-il mort ?
La meunière (Après un instant de réflexion : ) - D'inanition...oui, il est mort d'inanition le pauvre...
Le maire continue à écrire
: «est décédé d'inanition chez madame veuve
Parmentier Alexandre, née Herbillon Marie Louise, meunière
à Somme Yèvre.
Dressé le quatre septembre mil
neuf cent quatorze...»
Le maire relève la tête,
regarde la pendule, puis se remet à écrire :
«trois heures du soir, sur la déclaration
de Charles François Villaire...»
Le maire (Se tournant vers un homme assis un peu à l'écart : ) - Quel âge fais-tu ?
L'homme - Cinquante neuf !
Le maire écrit de nouveau : «Charles François Villaire cinquante neuf ans et de Emile Auguste Wadée...
Un autre homme debout près de la porte - Cinquante ans.
«cinquante ans, tous deux cultivateurs à Somme-Yèvre, lesquels, lecture faîte, ont signé avec nous, Victor Eugène Arthur Piat, maire de Somme-Yèvre.»
Le maire signe, tourne le cahier sur sa
droite, les deux hommes s'approchent et signent.
Casimir Jean-Pierre Combes,
soldat de 2e classe au 23e Régiment d'Infanterie Coloniale, mort pour la France le 4 septembre 1914 à Somme-Yèvres |
En recevant de la mairie du XXe arrondissement
de Paris la photocopie de l'acte de mariage de mon grand-père Casimir
Combes, je découvris parmi les témoins «Henri Combes,
frère de l'époux» avec la mention de son âge.
Jusque là, je n'avais jamais su que mon grand-père avait
un frère. De son vivant, mon père ne m'en avait pas parlé.
Pourquoi ? Où était-il né ? Je partis dans de nouvelles
recherches. Peu à peu son existence prit corps, je découvris
qu'il s'était marié et que, comme Casimir il avait été
mobilisé pour ce monstrueux carnage de 14-18. La photocopie de son
livret militaire me donna des indications sur son unité, puis, je
lus une partie de l'historique de son régiment. De fil en aiguille,
je me retrouvais sur ces champs de bataille, jusqu'à l'horrible
tranchée où il avait trouvé la mort. Le plan même
des tranchées du secteur ce jour fatal était imprimé
dans les archives de l'armée. Mon père ne m'avait pas parlé
de lui, certainement parce qu'il ne l'avait pas connu et que la famille
avait presque complètement disparu dans ces années terribles.
Curieusement je ne sais rien de sa vie
avant le 5 septembre 14, le lendemain de la mort de son frère. Mais
à partir de là, je peux reconstituer parfois jour par jour
et même dans certains cas heure par heure ce qu'il a vécu...
Samedi 5 septembre
Côte à côte du corps colonial où servait Casimir se trouve le 2e corps d'armée dans lequel combat le 72e régiment d'infanterie. Henri Combes est soldat dans ce régiment. La retraite s'est poursuivie pour lui jusque derrière l'Ornain et le canal de la Marne au Rhin. Le régiment est près d'Aliancelles.
Dimanche 6 septembre
La poussée allemande continue sur
ce secteur. Le 72e défend la petite ville de Pargny. Pendant plusieurs
heures un terrible bombardement l'accable : le clocher de l'église
est tronqué par un obus, la toiture s'écroule avec les voûtes.
Le reste du bourg est complètement détruit. Les hommes, abrutis
par le bruit doivent bientôt faire face à une attaque par
le nord et par l'ouest. Les soldats se battent derrière chaque pan
de mur.
A quelques kilomètres l'ennemi
prend Aliancelles mais butte sur Remennecourt et Pargny.
Lundi 7 septembre
Les combats sont d'une violence extrême
. Le 2e Corps perd Etrepy, mais l'artillerie résiste entre Pargny
et Maurupt.
Le régiment d'Henri quitte Pargny
et atteint les grands bâtiments de la Tuilerie qui risque être
abandonnée par l'artillerie française, malgré sa position
essentielle à la défense de Maurupt. Le combat est particulièrement
violent, de nombreux soldats tombent pour la défense des bâtiments.
Mais bientôt, le 72e doit franchir le vallonnement entre la Tuilerie
et Maurupt pour se réfugier dans le village.
Le régiment fortifie rapidement
sa position.
Mardi 8 septembre
Les attaques sont terribles pendant toute
la journée. L'avancée allemande peut les amener à
contourner les troupes françaises, à les encercler et à
briser les liaisons entre les différents corps. A 17 heures les
Allemands entrent dans Pargny, ou plutôt dans ses ruines, après
de grosses pertes. La Tuilerie est prise. Tout près, l'ennemi sortant
des bois, entre dans Maurupt. Dans ce combat violent l'hôtel de ville
est détruit, l'église romane a sa flèche brisée
et sa tour éventrée, bientôt la toiture s'effondre.
Après un effort vigoureux du 72e
les Allemands doivent se retrancher dans les bois d'où ils étaient
sortis.
Mercredi 9 septembre
Les Français regagnent du terrain entre Maurupt et Pargny, reprennent la Tuilerie. La poussée ennemi faiblit un peu.
Jeudi 10 septembre
Au cours de la nuit les attaques reprennent.
Maurupt et les bois avoisinants sont soumis à un bombardement intensif.
Dès le matin, les rues de Maurupt sont livrées à un
combat acharné. Les Français reculent, perdent la place,
puis, une heure après regagnent le terrain. Des centaines de morts
se mêlent aux ruines. Les Français sont de nouveau chassés
des bâtiments de la Tuilerie. Les Allemands prennent le petit village
de Le Montois tout près. Ils peuvent ainsi réattaquer Maurupt
de front et à revers.
A 11 heures la garnison du village craint
d'être cernée. Le 72e reçoit alors l'ordre d'évacuer
la ville pour se reformer vers Cheminon, dans les bois, en arrière.
Ce sont les premières heures d'un
court repos après ces jours meurtriers. Les restes du régiment
se réorganisent quelque peu. Avant même la fin de la nuit
il faut reprendre l'offensive.
Vendredi 11 septembre
Le 2e corps et le 72e mènent une attaque violente pour reprendre le terrain perdu la veille. Les Allemands résistent, puis, peu à peu décrochent de leurs positions. Ils perdent Maurupt, Etrepy, Pargny, Sermaize.
Le soir, le régiment a atteint de nouveau le canal de la Marne au Rhin. Malgré l'épuisement, le moral résiste : depuis plus de 15 jours on reculait, aujourd'hui l'avance a été sensible.
Les jours suivants...
On commence à parler de la "victoire
de la Marne".
Le 12 septembre, le colonel Monterou
prend le commandement. Le régiment part à la poursuite des
Allemands.
Le 14, à Ste Menehould, la 4e compagnie
appuie l'attaque du 188e régiment sur St Thomas, le 1er bataillon
entre dans Servon et le lendemain fait évacuer Servon au trois quart
cerné par l'ennemi. Le 2e bataillon attaque avec succès Binarville
mais il est arrêté par le feu. La résistance allemande
se révèle extrêmement solide alors que depuis deux
ou trois jours les français croyaient avoir brisé l'élan
ennemi et courir vers une victoire.
Le formidable sursaut Français
ne peut aller plus loin. Maintenant, l'ennemi fixe ses positions : la violence
de l'avancée a coûté très cher en hommes.
La guerre de mouvement se termine, la guerre de position va commencer. Toutes les troupes, allemandes et françaises creusent des réseaux de tranchées. 4 millions d'hommes vont se trouver face à face sur un front de 850 kms.
Le 30 septembre et le 1er octobre 1914 le 2e bataillon détaché de la 4e division défend la ville du "Four-de-Paris".
Henri est cité à l'ordre du Corps d'armée.
On apprendra après la guerre que les 40 premiers jours de combat avaient coûté la vie à 310 000 Français et que 300 000 autres avaient été blessés.
Du 2 octobre jusqu'au 11, "le 1er bataillon commandé par le capitaine Martel, dans ses positions du bois de la Gruerie en avant de St Hubert subit un bombardement terrible et de nombreuses attaques d'infanterie sans céder de terrain."
Le mauvais temps de l'automne accompagne les longues stations dans les tranchées, dans l'anxiété d'attaques localisées, dans le bruit parfois continu des tirs. La vermine s'attache à la peau quand il est impossible des semaines durant de se laver le corps. L'intendance n'avait pas prévu la prolongation des combats jusqu'aux périodes froides, aussi l'équipement des soldats est très insuffisant. Avant que cette erreur soit corrigée, les soldats souffriront beaucoup de l'humidité et du froid précoce.
"Le 3 novembre, la 6e compagnie envoyée en soutien d'un bataillon d'infanterie coloniale entre St Hubert et Le Four-de-Paris coopère brillamment à la reprise de tranchées momentanément perdues et de 2 mitrailleuses.
Du 24 au 29 novembre dans le secteur de La Fontaine aux Charmes, les Allemands attaquent avec acharnement. Le 72e garde ses positions, ne perdant que quelques éléments de sa première ligne, en grande partie bouleversée par les mines.
Le 30 décembre, au nord de Vienne-le-château les Allemands attaquent.
Le régiment placé à droite du 72e perd pied. Le 3e bataillon du 72e (bataillon de droite) menacé d'être contourné, recule.
Le lendemain, et jusqu'au 2 janvier, l'action très vive se poursuit."
Henri est cité à l'ordre du Corps d'armée le 12 janvier 1915 avec le texte suivant : «a fait preuve de beaucoup de courage et d'entrain en allant placer des réseaux de fils de fer sous le feu des Allemands.» Notons que le fil de fer Français à cette époque n'était pas encore "barbelé" et qu'il manquait d'efficacité pour arrêter les attaques ennemies.
Le 14 et 15 Janvier le 72e quitte l'Argonne
pour être mis en grand repos.
Rapport du Lt-colonel Mignon Commandant
le 72e R.I.
De septembre 1914 à janvier 1915 le 72e R.I a tenu, dans la forêt d'ARGONNE les positions du Bois de la GRUERIE qu'attaquait sans trêve l'armée du Kronprinz Impérial. En face de lui des troupes aguerries, pourvues de moyens matériels puissants; de notre côté presque pas d'engins de tranchée, peu de mitrailleuses, une artillerie obligée à l'économie des munitions et comme théâtre du combat une forêt, accidentée, touffue, dont le sol argileux se détrempait à la moindre pluie. Tel a été pour le 72e le rude apprentissage de la guerre de tranchée. Les pertes de combat comme les pertes par maladie furent effroyables. Mais lorsqu'en janvier 1915 le 72e fut mis au grand repos, le général en Chef le félicita. Les Allemands, dans l'Argonne, n'avaient pas passé. |
Lettre de Marc Bloch, sous-officier
au régiment de réserve du 72e (le 272e) à Etienne
Bloch
La caractéristique de l'Argonne a été la proximité des deux lignes de tranchées opposées. En même temps les difficultés de vues (sous bois) et par suite la lutte pour les observatoires. Au début des deux côtés, je crois, mais surtout, malheureusement du nôtre, on attachait trop d'importance à ne pas perdre un pouce de terrain, à reconquérir quelques mètres perdus; on mettait beaucoup trop de monde en première ligne. On a comme cela fait tuer énormément de monde, très bêtement. Guerre d'engins de tranchées (obusiers), de grenades, de mines. Au début pas de boyaux de communication suffisants, pas d'abris. Beaucoup d'hommes tués seulement en se déplaçant (corvées de soupes, liaisons, etc.). Cela a changé peu à peu en 15. Les combats de la Gruerie, en 14, insignifiants par leur portée stratégique ont été parmi les plus sanglants de la guerre. Le général commandant le 2e corps dont nous dépendions a fait massacrer des hommes, inutilement. |
Vue 5 (Photo destinée à
Casimir et qui n'a pas été envoyée. Elle est encadrée
et se trouve sur le buffet, chez sa veuve.)
Une plage sur les bords de la Manche.
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Il va aussi à Pavillons-sous-bois chez ses parents, rend visite à Marie, la veuve de son frère. Le petit Maurice et la petite Simone jouent en silence.
Assis à la table de la cuisine,
il lit dans le journal qu'en Argonne le terrain est épouvantable,
que les tranchées sont des ruisseaux de boue et que l'inadaptation
des vêtements et du matériel pèse lourdement sur la
vie des soldats.
A distance, Henri mesure l'impact des
nouvelles du front, les nombreux succès dont on oublie de signaler
les revers. La stagnation n'est pas spectaculaire. Vu du journal "l'illustration"
les combats semblent plus propres. Henri n'ose pas parler de l'horreur,
des membres coupés, des visages défigurés, des corps
qui pourrissent des jours durant. Henri ne veut pas que sa femme et ses
parents se rongent encore plus d'inquiétude. Déjà
son frère est mort, déjà le tissu noir se porte en
abondance. Les autres soldats en permission sont eux aussi sobres de détails.
En Février et Mars 1915, Henri va participer à la première offensive en Champagne.
"Le 22 Février, au nord de Mesnil-les-Hurlus, le 2e bataillon attaque les tranchées allemandes du bois «Jaune brûlé». Il part avec vigueur, progresse fortement, mais, subissant des pertes cruelles, ne peut atteindre les tranchées allemandes très éloignées des tranchées de départ". Une compagnie de 250 hommes peut être réduite à dix ou vingt après une course de 200 mètres. En quelques minutes le terrain se couvre de morts et de blessés qu'on ne peut souvent pas transporter sous le feu ennemi. Il faut attendre des heures, parfois des jours pour tenter, dans le brouillard ou l'obscurité de partir secourir un homme et le traîner vers la tranchée. Des cris et des gémissements résonnent dans le silence des nuits.
Le lendemain, le 30e bataillon attaque et prend pied dans la partie méridionale du Bois brûlé (forêt d'Apremont).
Le 24 Février, nouvelle attaque, nouveaux progrès surtout pour les 12e et 16e Compagnies.
Encore du terrain gagné le 25. Sous le feu le régiment organise son front. Il est relevé dans la nuit.
Dans les premiers jours de mars, des tempêtes
de pluie et de neige se déchaînent sur les zones de combat
rendant toute action difficile et surtout dangereuse. Des hommes ont les
membres gelés.
Les grandes batailles
actuelles se distinguent par leur longue durée, qui peut dépasser
plusieurs semaines, et par l'emploi continu de projectiles à grande
capacité et d'explosifs, qui donnent lieu à des détonations
formidables et incessantes. A cela viennent s'ajouter, comme autrefois,
mais avec une intensité singulièrement accrue, l'émotion
propre au combat, le bruit crépitant de la fusillade, les cris déchirants
des blessés. Il y a donc là un ensemble de conditions qui
doivent exercer une impression profonde sur le système nerveux.
Mais il faut tenir compte, en outre, de plusieurs autres circonstances. Dans le combat offensif ou en retraite, en raison de l'importance des feux, les formations sont ouvertes, c'est-à-dire que l'homme est séparé de ses voisins par un intervalle plus ou moins grand et livré presque à ses propres forces et à son initiative personnelle, principalement quand les pertes sont importantes; il n'a donc plus le coude-à-coude et Ia confiance qu'il procure; il lui faut constamment se coucher, ramper, utiliser intelligemment tous les couverts, bondir, tirer, parfois même combattre à l'arme blanche. Il se trouve donc dans un état perpétuel de tension nerveuse extrême, qui, chez les prédisposés ou les sujets affaiblis par les marches, les privations, les intempéries, peut dépasser les possibilités fonctionnelles de l'individu et créer un état particulier d'inhibition ou d'impuissance des fonctions mentales. Dans le combat défensif, quand le soldat se cramponne au sol ou à des tranchées, exposé aux feux des plus puissantes artilleries, avec l'incessante perspective de la mort, dont il n'est pas distrait par le mouvement, il éprouve plus vite encore l'inhibition, développée alors surtout, semble-t-il, par le bruit assourdissant et répété des détonations, dont chacune vient ébranler fortement le système nerveux. Cet ébranlement. qu'accompagne la série des émotions violentes qui s'y rattachent, détermine bientôt une sorte d'indifférence d'abord, - indifférence qui n'a rien à voir avec la bravoure, la résolution ou le stoïcisme, car elle est purement passive et comme animale, - puis l'hébétude et d'abrutissement, qui rend le sujet inerte et totalement incapable d'aucun acte effectif. |
"Le 5 Mars, puis dans la nuit du 5 au
6, le régiment donne l'assaut aux tranchées allemandes au
nord-est du Mesnil. Il avance et organise le terrain, mais malgré
le courage des troupes et des chefs, ne peut atteindre les objectifs désignés."
L'offensive de Champagne aura coûté
en un mois aux Français 69 000 morts et 171 000 blessés.
Dans le cours du mois de mars, le 72e
est transporté un peu plus loin, dans la région de Verdun.
Le 6 avril, une attaque est lancée
à l'ouest de Riaville dans les boues de la Woëvre
Le 7, l'attaque se poursuit. "Elle n'aboutit
pas à la conquête des tranchées allemandes, mais atteint
l'objectif essentiel marqué par le commandement, qui était
de fixer les troupes ennemies sur ce point et de permettre notre progression
en d'autres lieux."
«Le 22 avril, un rapport d'aviateur
signale qu'une fumée jaune avait été aperçue
de place en place entre Bixschoote et Langemarck, dans les tranchées
allemandes. Vers 5 heures du soir, un épais nuage de vapeurs lourdes,
d'un vert jaunâtre, sortait des mêmes tranchées et,
poussé par la brise, arrivait sur les lignes suivi par des contingents
ennemis qui s'avançaient en tirant des coups de fusil.
Nos hommes ressentirent immédiatement des picotements et une irritation intolérable dans la gorge, le nez et les yeux, ainsi que des suffocations vioIentes et de fortes douleurs dans la poitrine, accompagnées d'une toux incoercible. Beaucoup tombèrent pour ne plus se relever. D'autres, essayant vainement de courir, durent, sous les balles et les obus, se replier en titubant, en proie à des souffrances cruelles et pris de vomissements...un certain nombre d'entre eux, malgré les soins qu'on leur prodigua, ne tardèrent pas à succomber aux suites d'accidents pulmonaires causés par l'asphyxie.» (l'Illustration N°101) |
L'usage des gaz par les Allemands vient de commencer.
"Du 17 au 28 avril, le régiment occupe la crête des Eparges. Il rectifie sa ligne par des attaques partielles et des travaux de sape effectués sous un bombardement presque continu. Il subit de nombreuses attaques allemandes et contre-attaque énergiquement. Les pertes sont très lourdes. Le 72e descend au repos en laissant un secteur presque intact (un seul élément de tranchée perdu) et complètement réorganisé."
Le 27 avril 1915, Henri est cité
à l'ordre de la Division.
Après un temps de repos, Henri
est affecté dans la Somme au 272e régiment d'infanterie,
5e brigade, 3e Division, 2e Corps d'armée de la 10e armée
commandée par le général Micheler.
Le 13 octobre Henri est nommé sergent, le 1er novembre il est cité à l'ordre du Corps d'armée.
Le 23 février 1916 meurt la petite
Simone, sa nièce. Henri est dans les tranchées. Trois semaines
plus tard il accomplit une nouvelle action d'éclat :
Citation à l'ordre de l'armée
du 13 Juin 1916 : «Sous-officier remarquable par son courage, son
entrain et son esprit de décision. Volontaire pour toutes les reconnaissances
dangereuses. Au cours du coup de main du 15 mai 1916, alors que ses chefs
venaient d'être mis hors du combat a pris le commandement du détachement
et a rempli la mission qui lui était confiée. Déjà
trois fois cité à l'ordre du régiment.»
La pression sur Verdun étant devenue
très forte, le Haut Commandement met en place une grande offensive
franco-britannique qui sera appelée la "bataille de la Somme". Destinée
à dégager Verdun, à soutenir les Anglais qui combattent
dans cette région et à briser le front de la IIe armée
allemande, cette offensive est préparée avec d'énormes
moyens.
Après 7 jours de préparation
d'artillerie intensive ou, dans certains endroits plus de 500 obus tombent
en moins d'une demie heure, les combats débutent le 1er juillet
1916 entre les villes de Chaulnes et Albert.
Au sud de la Somme, là où
se bat le régiment d'Henri, l'avance française est rapide
jusqu'au 10 juillet. Une nouvelle attaque générale est déclenchée
le 20 juillet avec peu de résultats. Soyécourt est pris par
les Français.
Vue 6
Photo d'un village entièrement détruit. A peine quelques pans de murs se dressent ça et là. Les habitations sont méconnaissables. La rue est déserte, des pierres jonchent le sol, des débris d'une charrette aussi. On voit le cadavre d'un animal, cheval ou âne sur la chaussée défoncée. Au premier plan : un homme. C'est un vieux paysan courbé qui porte un sac informe. Il ne s'est pas arrêté, il regarde l'objectif en marchant. |
Henri, dans la 3e division est en position à Belloy-en-Santerre près de Péronne.
Le 3 septembre arrivent les instructions pour le lendemain :
Vue 7
Une tranchée. Des soldats sont tournés vers l'intérieur et s'échangent un morceau de pain. Un autre a les lieux baissés, il tient son fusil entre ses deux mains et semble dormir. Des soldats sont couchés sur un côté de la tranchée, ils ont leur fusil orienté vers l'extérieur et surveillent attentivement l'horizon. On voit nettement l'eau qui s'est accumulée dans la tranchée. Les chaussures sont maculées de boue, les cols sont relevés, les têtes un peu inclinées, on comprend qu'il pleut. |
Le 4 septembre au lever du jour, chaque
unité est en position.
En fin de matinée, on apprend
que la VIe armée, plus au nord, a obtenu d'excellents résultats,
les soldats ont donc bon moral.
Devant Belloy, c'est à 14 heures
que les hommes montent les gradins de franchissement des tranchées
et courent en avant accompagnés
par les tirs incessants de l'artillerie. En 15 minutes les premières
et secondes lignes allemandes sont enlevées. Ensuite, il faut se
maintenir sur ces lieux, c'est-à-dire lutter pour éviter
une contre-offensive ennemie.
Au soir, la 3e division dans laquelle
combat Henri, s'est emparée des tranchées Blanche, de Goritzia,
François-Joseph, des Hures, de Tahure, du Poivre. Soit une avancée
de 300m à peine pour la tranchée la plus éloignée.
Vue 8
Photo de nuit. On ne distingue pas le sol du ciel, sauf dans la partie supérieure à cause des tracées lumineux. On peut croire à une soirée de feux d'artifices. Au centre, une gerbe de lumière éclaire faiblement cette partie du ciel. Juste en dessous, en regardant mieux on semble voir une ligne d'horizon cahotique : un sol bouleversé ? |
Antoine Lagadec et Paul Chaulois sont les compagnons d'Henri. Ils n'ont pas eu le temps aujourd'hui d'avoir peur : le bruit infernal, les autres qui courent avec vous, la violence immédiate et indispensable pour survivre, la tension poussée à l'extrême...
Maintenant, dans la tranchée à demi effondrée, ils n'osent pas même chuchoter : il faut épier chaque grincement, chaque bruit...un homme peut surgir, d'un coup dans la nuit. A peine si, accroupis dans la boue ils se laissent surprendre quelques minutes par une léthargie nauséeuse.
Dès l'aube, le canon tonne, l'ennemi réagit fortement en bombardant vers 12 heures 30 et pendant ¾ d'heures la tranchée où se trouve Henri. Des centaines d'obus bouleversent le sol, font jaillir la terre, les pierres, les débris d'objets ou de corps. La fumée épaisse est zébrée d'éclairs de feu, le bruit est tel que les ordres sont difficiles à communiquer. Une violence folle sur un secteur si réduit.
A 14 heures l'attaque part, et la 3e division s'empare de nouveau de la tranchée des Hures, d'une partie de celle de Tahure et de la tranchée du Poivre, quelques soldats atteignant même le bois St Eloi. Vers 16 heures un autre groupe atteint le bois de Damloup qui n'est plus qu'un bouquet d'arbres squelettique.
Malgré ces efforts terriblement
coûteux en hommes pour quelques centaines de mètres, le jour
suivant, la plupart des positions gagnées seront perdues.
Henri Joseph Combes,
sergent au 272e régiment d'infanterie, matricule 016, âgé de 33 ans, décédé à Belloy-en-Santerre le 5 septembre 1916, heure inconnue, mort pour la France... Médaille militaire, croix de guerre
avec palme.
|
Pendant la bataille de la Somme, plus de 1 200 000 soldats, Allemands, Français, Britanniques sont tués.
44. Epilogue
Dans le petit cimetière de Malescombes,
sur la stèle centrale figure des noms d'hommes dont les ancêtres
ont été plusieurs fois cités dans notre histoire :
Delous, Beluel, Thibaut. On trouve aussi Casimir Combes, qui, par erreur
est devenu Camille Combes. Plus bas vient son frère Henri.
Henri Combes laissait une épouse,
Casimir une épouse et deux enfants.
Mais la guerre ne fut pas à cette
époque la seule vampire de cette pauvre humanité : le beau-père
de Casimir mourut en janvier 1918 de la grippe espagnole comme un million
d'autres. L'épouse de Casimir fut fauchée par une appendicite
en 1920. Son fils, le petit Maurice, orphelin de père et de mère,
ayant aussi perdu sa sœur se retrouva seul à huit ans. Il fut élevé
par sa grand-mère maternelle. Il eut aussi sa part de guerre et
resta cinq ans prisonnier en 1940-1945.
Je suis son fils.