En 1698, Etienne Combes a 10 ans. Devenu
maintenant orphelin, il est recueilli par son oncle Jean-Pierre à
Ste Eulalie. C'est l'oncle qui a hérité du surnom "daudou"
. Jean-Pierre est un paysan solide qui établit fermement la branche
des Combes daudou. Le lien avec ceux de Malescombes est resté étroit;
dame, il a fallu être solidaire dans ces temps de famine. Et puis,
le beau-père Lalo ne pouvait pas entretenir cette meute d'orphelins
que sa femme lui avait laissée.
Etienne, qui n'a pas connu son père
est très attaché à l'oncle Jean-Pierre qui pourtant
ne lui épargne rien des travaux des enfants de son âge : la
vie aux champs est exigeante et personne ne mange sans avoir gagné
son pain. Malgré tout, l'enfant se plaît mieux à Ste
Eulalie : les enfants se retrouvent en grandes troupes bruyantes et l'on
ne perd rien des moindres faits divers.
1702-1705 révolte des Camisards
dans les Cévennes, le soulèvement est écrasé.
En 1704, Etienne a 16 ans, et cette année-là,
la nature est particulièrement précoce : pour son anniversaire,
fin mai, le garçon voir fleurir les raisins.
Les récoltes seront bonnes, les animaux gras. Cette période
bénie se prolonge plusieurs années : des hivers doux, des
fruits et des noix en abondance, de très belles vendanges qui remplissent
les tonneaux. Puis, d'un coup, en 1707, après un hiver qui ressemble
à un printemps, la petite vérole ravage les bords du Lot
: il y a 160 enfants qui meurent à St Geniez. C'est le début
d'une période douloureuse. Le froid de 1709 dépasse tout
ce qu'on peut imaginer : le givre pénètre jusque sur les
lits comme une lèpre. Quand on sort le pain de l'armoire, il est
gelé, on doit le couper à la hache. Ceux qui ont un tonneau
de vin le retrouvent crevé. Fin janvier, après la fête
des Rois, l'hiver se fait destructeur : noix, châtaignes, arbres
fruitiers sont en grande partie détruits. Les paysans n'ont plus
rien à manger et ils savent qu'on ne pourra pas faire de réserve
cette année et donc que l'année prochaine sera aussi terrible.
A Malescombes les familles se resserrent dans un désarroi pathétique.
Novembre; Etienne revient du marché de St Geniez consterné
: le seigle et le froment sont hors de prix et l'automne a vu le retour
de la dysenterie. Elle a encore frappé les pauvres : trois cents
sont morts rien que dans la petite ville. La chaude protection des villages
devient une menace. L'oncle Jean-Pierre pousse Etienne à retourner
travailler à Malescombes. Là-haut, le visage hâve,
la jeune Louise, la fille Cadilhac partage avec lui quelques chataignes
gelées. Ils seront encore à partager, pendant la grande sécheresse
de 1718 alors que, mariés depuis peu ils scrutent le ciel du 15
avril au 15 septembre : cinq mois sans un seul jour de pluie. Les prés
sont devenus des étendues caillouteuses vierges du moindre brin
d'herbe. Les bêtes meurent de faim, et du coup, chevaux et boeufs
se vendent à moitié prix à qui peut les nourrir. L'année
suivante ce sera encore un printemps sans pluie.
Mais la vie s'accroche : un petit Jean
naît dans le foyer d'Etienne et de Louise.
Quant au roi Louis XIV, après
54 ans de règne il s'éteint dans une cour vieillissante et
usée.
En 1723, après la régence
de Philippe d'Orléans, Louis XV majeur devient vraiment roi.
9. La croix du village haut (1728-1735)
Les hommes vont tête nue, les femmes
serrent les bouts d'un fichu de tissu sombre. Une fine pluie pénètre
jusqu'aux os. Encore une année de grêles, d'inondations, d'intempéries
épuise les familles de Malescombes. Depuis le village bas, le groupe
suit le vicaire du Père de Curières, le curé de Ste
Eulalie; les sabots collent à la boue dans un bruit de succions
en cascade. Au village haut, plusieurs familles se joignent au groupe qui
grelotte en silence. Les enfants de choeur sont transis en arrivant au
chemin qui mène au château. On s'arrête. Le char est
déjà là. Trois hommes déchargent la croix de
pierre et la fixent sur le socle. On peut lire dessus la date : 1728. Chacun
souhaite que cet acte de dévotion, cette présence du symbole
chrétien tout en haut du village protégera les habitants
et atténuera la misère.
Le vicaire fait chanter l'assistance,
prononce quelques paroles en latin et s'enfuit jusqu'au chateau pour se
réchauffer. Les enfants de choeur semblent lui faire la chasse.
En voyant courir sur le chemin cette volée de robes blanches, les
paysans éclatent d'un grand rire. Puis, doucement, on se tourne
vers la croix. Quelques-uns se signent. En redescendant, Etienne raconte
la naissance de son "Guillaume" à Jean Chalier «
Le bois était si humide que j'ai cru que la fumée allait
l'étouffer... mais fallait bien chauffer ! Sa mère elle tremblait
plus de froid que de souffrance à ce qu'on m'a dit. Voir ce petit
passer sa tête dans un hiver pareil, ça vous fend le coeur.
» Chalier sourit : « C'est sûr que quand tu l'as fait
c'était le printemps ».
La situation des paysans s'aggrava encore
en l'année suivante, au point qu'une ordonnance vint réglementer
l'organisation de réserves de grains pour tenter d'éviter
les pénuries brutales et totales.
Deux ans plus tard, en 1730, Louise accoucha
d'un autre petit Jean Antoine mais Etienne ne le vit pas longtemps : le
20 novembre, âgé de 42 ans, il mourait. On aurait dit une
tradition dans cette famille que les hommes meurent à la quarantaine
pendant la grossesse de leur femme.
1731 : épizootie générale en Rouergue, des milliers d'animaux sont touchés.
10. Une église à Malescombes (1735)
La croix sur le chemin du château
fut le prélude d'un grand événement pour les habitants
de Malescombes. Le village et ses abords représentait cent vingt
communiants qui devaient par un chemin parfois très difficile marcher
une heure pour atteindre l'église de Ste Eulalie. Dans certains
cas la distance posait problème, mais aussi la boue et le manque
d'entretien. Aussi, le 7 septembre 1733 l'évêque autorisa
la construction d'une église annexe à Malescombes. Deux ans
plus tard, entre la croix et le château fut bâti le petit édifice.
11. Les quatre grêles (1736)
L'abbé Thedié refuse d'un
geste la cruche que Jean Solinhac lui tend. Il ferme les yeux et sort d'un
trait une formule qu'il trouve tout de suite à son goût. Jean
Pierre Fourès écrit en murmurant de nouveau la phrase. Une
femme entre et, sans regarder les trois hommes assis autour de la table,
se préoccupe des braises qui rougeoient sous la grande marmite noire.
Elle prend une longue cuillère, soulève le couvercle et tourne
lentement le contenu. Derrière la porte on entend la mule du curé
taper du sabot contre un gros caillou. Elle tend le cou pour manger les
touffes d'herbes qui poussent le long du mur de la maison.
Jean Solinhac Valery et Jean Pierre Fourès
sont cette année consuls de Malescombes , tâche ingrate
quand il s'agit de transmettre à la population les ordonnances du
pouvoir, encore plus ingrate quand les plaintes pressantes et les cris
de révolte arrivent jusqu'à eux. Le 12 juillet, le ciel s'était
brusquement couvert et la grêle était tombée avec une
grande violence. Les paysans sortaient à peine pour voir l'étendue
des dégâts qu'il grêla de nouveau. Et encore, jusqu'à
quatre fois dans cette même journée. C'en était trop
: plus de la moitié de la récolte de blé, d'orge et
d'avoine était perdue. Avec le restant des fruits : pommes, poires
et châtaignes, il était impossible de payer les deniers royaux
et les autres impositions. Assistés de l'abbé Thedié
- le nouveau vicaire chargé depuis peu de l'église de Malescombes
-, les deux consuls écrivent une supplique pour demander un "don",
en fait une diminution sur les tailles. Vingt-deux paysans sont concernés,
et derrière leurs noms se groupent des dizaines de femmes et d'enfants.
L'année 1740 fut une année
de grand froid. Des vents glacés battaient les hautes terres de
Malescombes. Au château, il y avait eu du changement : les seigneurs
du lieu, les Curières, étaient partis à St Côme.
Ils avaient vendu à M. Aigouy des Caylarets. «Curieuse époque
où l'on vend la terre de ses ancêtres ! » lâcha
Guillaume Lacan à Jean Truel « Avec la terre, ils vendent
leurs droits sur nous » lui répondit ce dernier « mais
comme le dos de la bête est lisse comme un caillou, l'acheteur va
pas s'engraisser, crois-moi !»